HISTORIEK  HISTORIQUE  HISTORIC

 

 

    

        

Ce fut le 16 mai que l'escadre de la Manche reprit la mer. Le public anglais eut à peine le temps de se rasséréner que l'escadre de la mer du Nord, quatre jours plus tard, se mettait à son tour en grève.

Commandée par l'amiral Adam Duncan, et en dépit d'un fort bon entraînement dû à une constante pratique de la mer, cette force ne jouissait pas, de la part de l'Amirauté et de l'opinion publique, de la même faveur que les escadres de Manche et de Méditerranée. Ce n'était certes pas sa faute, si depuis notre occupation des Pays-Bas en 1794-1795, la flotte batave — souffrant à l'égal de notre Marine de l'impéritie de notre administration — s'était tenue tranquille dans ses ports au lieu de sortir fréquemment à la recherche de l'ennemi. L'escadre anglaise avait patrouillé en vain les eaux néerlandaises et les petites unités que ses éclaireurs capturaient ou coulaient de temps en temps ne suffisaient pas à attirer sur ses services l'attention et la considération générales.

En pareil cas, la faune des bureaux a presque toujours le même réflexe : on accorde tout ce qu'ils demandent aux chefs victorieux et renommés, et on les favorise en leur réservant les meilleurs hommes disponibles et les approvisionnements de la plus haute qualité. Pour les chefs qui n'ont pas la chance de remplir les communiqués de leurs exploits, il reste, ma foi, les fonds de tiroirs et le tout-venant des dépôts. L'escadre de mer du Nord était, répétons-le, une force imposante, mais elle ne comprenait ni les meilleurs navires, ni les meilleurs équipages. Aussi la mutinerie sera-t-elle plus grave dans son secteur.

A cette époque, l'escadre Duncan était divisée en deux groupes : le commandant en chef était à la tête de quinze voiles, patrouillant à la mer ou escalant à Yarmouth, et une division commandée par le vice-amiral Charles Buckner se tenait à l'entrée de la Tamise, au mouillage.

Ce fut ce dernier qui reçut une pétition des hommes du vaisseau où flottait sa marque, le Sandwich, de quatre-vingt-dix-huit canons. En huit articles, on demandait d'abord la garantie que quoi qu'il arrive, les pétitionnaires bénéficieraient d'une indulgence identique à celle qui venait d'être accordée aux mutins de la Manche. Et cela était déjà de mauvais augure. Puis, différentes questions de détail nous indiquent que les règlements de la Flotte n'étaient pas toujours interprétés de la même façon par les commandants. Le droit, pour un matelot rentrant de mer, d'aller « rendre visite à ses amis », sans doute à terre, allait certes de soi, compte tenu des nécessités du service. Mais pourquoi cette demande, si elle était aussi superflue que le prétend notre auteur ? La demande du paiement des arriérés de solde avant chaque appareillage trahit des négligences administratives qui n'étaient pas, alors, le fait de la seule marine britannique. Une modification des « Instructions du Temps de Guerre », dans le but d'adoucir leur rigueur, était recommandée pour inciter davantage de civils à s'engager, et pour en finir avec la « terreur » dans laquelle les pétitionnaires prétendaient vivre, sans tenir aucun compte du nombre des matelots qui faisaient volontiers toute leur carrière dans ce climat réputé terrifique. On demandait encore un partage plus équitable des parts de prises — ce qui ne sera accordé, prudemment, que bien après la guerre, quand il n'y aura plus rien à prendre à l'ennemi.

Jusqu'ici, rien de grave, les états-majors tendaient même à appuyer ces demandes. Mais trois articles firent hausser les sourcils, et provoquèrent un refus aussi catégorique qu'indigné :

  1. Qu'un officier débarqué d'un navire par mesure disciplinaire ne puisse y être de nouveau embarqué sans l'assentiment de l'équipage. (Cela fait penser aux « conseils des matelots » qui sévirent sur les bâtiments russes en 1917, ou allemands en 1918. Et à l'époque, cela évoquait dangereusement les mœurs qui avaient failli tuer la Marine de France, en 1793...)
  2. Que tout nouvel embarqué, amené par la « presse », reçoive deux mois de solde d'avance. (D'où des inégalités, et un fâcheux précédent pour d'amples récriminations.)
  3. Enfin, que tout déserteur, s'il servait de nouveau sur un navire, soit pardonné, et reçoive une « indemnité » ! (Pourquoi pas une prime ?)

L'Amirauté, saisie de la pétition, rejeta toutes les demandes en bloc, ce qui n'était peut-être pas de la haute diplomatie. En informant ses hommes de ce refus, l'amiral Buckner les prévint qu'il leur accordait dix minutes pour rédiger une réponse. Il semble qu'il ait tenté, ce faisant, de prolonger les pourparlers dans l'espoir d'éviter tout désordre.

Mais les mutins ne se souciaient plus de correspondance. Ils armèrent en un clin d'oeil une quantité d'embarcations, et allèrent s'emparer par surprise de toutes les canonnières (sans doute des chaloupes armées) des environs, afin de prévenir une éventuelle tentative d'abordage de leurs bâtiments. Puis ils mirent cette flottille à l'abri d'un coup de main dans la Nore, non sans lâcher au passage quelques volées sur la citadelle de Sheerness, en manière de défi. Dès ce moment, le gouvernement et le pays considérèrent la mutinerie, non plus comme une grève, mais comme une rébellion ouverte. Et l'on avait raison : la préméditation était évidente, et il était clair que les mutins ne reculeraient pas devant des initiatives meurtrières.

Tous les navires révoltés prirent des mesures visiblement inspirées de l'exemple de Spithead,avec cette différence qu'ils amenèrent, sans daigner l'en avertir, la marque de l'amiral Buckner. L'homme qui avait pris cette décision, et qui fit hisser un pavillon rouge en tête du mât du Sandwich, était Richard Parker, le chef des meneurs. De tout ce qui nous est dit sur son compte — et sans vouloir nous faire prendre pour un psychiatre — nous avons retenu l'impression qu'une légère touche de paranoïa gonflait chez lui une ambition des plus communes. Brenton, dont le aère avait connu l'homme, assure qu'il « était parfois dérangé «, ce qui est malheureusement un peu vague. Trente ans, 1,73 m, solide, brun aux yeux noirs, et portant beau, Parker était venu dans la Marine, de force, depuis peu de temps, et le Sandwich était son premier embarquement. Pourtant il prit dès le début la tête des mutins, qu'il dominait par un esprit froid, précis et audacieux. II aurait fait fortune dans les sections de Jacobins, à Paris quatre ou cinq ans plus tôt... Mais il différait des bons petits marins de la Manche : il éprouva le besoin de se bombarder « amiral des mutins », et il nomma Davis, un collègue, « commandant » du Sandwich. Il devait aimer les gestes spectaculaires, et se plaire aux mouvements de masses. Au lieu de maintenir ses hommes à leur bord en faisant une grève vertueuse, il leur donna l'habitude de parader en fanfare, presque chaque jour, dans les rues de Sheerness. En même temps, d'ailleurs, il nouait des « fraternités » avec le menu peuple.

Le 23 mai, tandis que l'amiral Buckner examinait le cas de deux Marines qu'on avait emprisonnés à terre pour quelque infraction au règlement, l'autre « amiral », Parker, faisant fi des procédures, débarquait en compagnie de Davis, et se rendait à Sheerness pour réclamer — et obtenir — l'élargissement des deux hommes, en faisant entendre que, l'escadre étant désormais sous ses ordres, il était inutile de compter avec l'amiral Buckner. Le plus étonnant, dans cette démonstration, c'est qu'il ne réclamait les Marines que pour les punir d'avoir été à terre sans permission !

Le lendemain 24, se produisit dans le Pas-de-Calais la seule rencontre navale un peu importante de toute cette période. Quatre de nos canonnières, les Inquiète, Méchante, Surprise et Terrible, se trouvant en contact avec deux frégates, un lougre et un cotre anglais, tout le monde se canonna, sans beaucoup d'enthousiasme, pendant 90 minutes. Après quoi, chacun rentra chez soi.

Il aurait été trop tôt, si l'on avait voulu tirer parti des mutineries, pour intervenir : l'apparition de pavillons français à l'ouvert de la Tamise aurait certainement eu pour effet de réconcilier toute l'escadre de Buckner. Mais il n'aurait pas été trop tôt pour tenir quelques bâtiments parés à toute éventualité : on en avait eu largement le temps depuis le 15 avril.

Jusqu'au 27 mai, rien de sérieux ne se produisit, les pourparlers traînant, et le gouvernement ne prenant aucune décision énergique. Mais le dimanche 27, en revanche, fut une journée chargée.

D'abord, une troupe de mutins monta un commando vers l'amont de la Tamise, jusqu'à Long Beach, où se trouvaient quelques unités au mouillage, afin, de tenter de les convertir à la révolte. Tous les forts riverains les canonnèrent au passage, particulièrement à Tilbury, mais sans résultat. Ce ne fut que lorsqu'ils débarquèrent à Gravesend que la population civile intervint de sa propre initiative, s'empara de toute la bande, et la fourra en prison. Un beau coup de filet, mais qui s'avéra inutile : on se dépêcha de relâcher tout le monde dès qu'on se fut avisé que les équipages de l'escadre pourraient exercer des représailles sur les officiers, toujours à leur bord. Aussitôt libérés, les excursionnistes en profitèrent pour circonvenir l'équipage du Lancaster, un vaisseau de 64, qui s'en alla tranquillement rejoindre la flotte au pavillon rouge.

Ensuite, sur rade de Yarmouth, parmi la division que commandait personnellement l'amiral Duncan à bord du Venerable, de 74, on entendit soudain trois hourras résonner dans le calme dominical. Le signal bien connu des mutins de la Manche allait déclencher fine nouvelle grève, lorsque le commandant de la Compagnie de Marines de l'Amiral, le major Trollope, jaillit sur le pont à la tête de ses hommes en armes, et s'empara en un éclair de six des meneurs, qui furent immédiatement mis aux fers. Ici, pas d'attendrissement, pas de parlottes, pas de temps perdu. Tout à fait démoralisé, l'équipage n'eut plus qu'à demander platement pardon, promettant de ne jamais, jamais plus recommencer. A quoi, généreux comme à son habitude, l'amiral Duncan répondit en faisant libérer les meneurs, qui ne firent surface que pour se ramasser — en se frottant les chevilles. Il est un fait qu'au cours des troubles semaines suivantes, les hommes du Venerable restèrent sagement à l'écart de toute agitation. Nous devons préciser que l'amiral, pendant tout ce temps, s'appliqua à maintenir son vaisseau en mer, sous voiles, et face à la côte ennemie : un puissant antidote contre les miasmes des longs mouillages.

Le lendemain 28, l'escadre Duncan appareilla en direction du Texel pour reprendre le blocus des côtes néerlandaises, mais elle fut encalminée, dès la sortie de Yarmouth, et l'on dut mouiller un pied d'ancre pour attendre le vent, ce qui permit à deux vaisseaux de 64, les Standard et Belliqueux, de rentrer en rade pour s'y mettre en grève. Il est probable qu'ils se firent remorquer par leurs embarcations.

Au matin du 29, le signal d'appareillage hissé sur le Venerable fut bien exécuté, mais, peut-on dire, « avec hésitations et murmures ». A bord de l'Agamemnon, de 74, la manœuvre avant s'épargna de virer au cabestan en coupant le câble — une ancre de plus ou de moins, au point où l'on en était...

Toujours groumant, l'escadre prit un semblant de formation, mais peu à peu les bâtiments s'espacèrent, et beaucoup firent demi-tour pour rentrer à Yarmouth sans que leurs officiers osent s'y opposer. Vers midi, l'escadre de mer du Nord se réduisait à quatre vaisseaux : le Venerable, bien entendu, l'Adamant, de 50, l'Agamemnon et le Glatton, de 54, un vaisseau construit pour la Compagnie des Indes et qui avait la particularité de posséder un grand nombre de caronades de 68 — un calibre énorme pour l'époque.

Mais une heure plus tard les deux derniers avaient fait défection, et ce furent deux vaisseaux amiraux, le Venerable et l'Adamant qui portait le pavillon du vice-amiral Onslow, qui assurèrent la patrouille de mer du Nord, en rameutant quelques frégates postées en surveillance devant la côte ennemie.

La mutinerie de l'Agamemnon se manifesta après le dîner, alors que notre auteur, le lieutenant de vaisseau Brenton, était de quart. Un officier marinier vint lui rendre compte que l'équipage se rassemblait dans les locaux de l'avant, et refusait de reprendre « les travaux en cours », comme dit la feuille de service. En compagnie du commandant, l'auteur se rendit dans la batterie basse, pour constater qu'elle était coupée d'un bord à l'autre, depuis le panneau avant, par une barricade de hamacs, où l'on avait pratiqué deux embrasures par lesquelles passait la volée de deux pièces de 24, chargées C'était fort bien conçu : en fermant les quelques sabords de l'avant par où on aurait pu les prendre à revers, les mutins occupaient une position inexpugnable, et pouvaient commander, de leur feu, la batterie dans toute sa longueur.

Après un vain échange de vérités premières avec leurs hommes, les deux officiers se retirèrent sur la dunette, où l'équipage, enhardi, ne tarda pas à les suivre pour s'emparer de la barre. Puis on vira de bord, passant à poupe du Venerable, qui signala, sans se faire beaucoup d'illusions, de reprendre la même amure que l'amiral. Les timoniers de l'Agamemnon — comme la plupart de leurs collègues des autres marines, d'ailleurs — avaient un sens de l'humour assez aigu : ils imaginèrent de répondre par le signal d'incapacité de manœuvre, tandis que leur vaisseau s'avérait parfaitement capable de rentrer à Yarmouth, où il arriva le lendemain matin.

Brenton avait bien suggéré au commandant de faire comme sur le Venerable, en réunissant les marins restés disciplinés, mais son chef lui répondit que pour rien au monde il ne voulait voir ses propres hommes, blessés dans la bagarre, « se tortiller sur le pont », et prêcha la patience.

Trouvant sur la rade trois vaisseaux qui arboraient l'inévitable pavillon rouge, l'Agamemnon s'em­pressa de les imiter, et tous les délégués, réunis en un comité local, décidèrent aussitôt de se rendre dans la Nore pour renforcer l'escadre des mutins.

            

Jusqu'alors, les officiers avaient préféré continuer à assumer le commandement pour rentrer au port, plutôt que de laisser le navire aux mains de l'équipage. Mais quand ils apprirent la décision du comité, ils déclenchèrent une contre-grève en se retirant dans leurs appartements. Toujours polis, mais décidés à conduire le vaisseau, les mutins demandèrent les clefs des différents services à leurs détenteurs. En l'absence du commandant, descendu à terre, les officiers refusèrent tout net — et le capitaine de la Compagnie de Marines jeta par-dessus bord les clefs de l'armurerie en recommandant fortement aux délégués d'aller les chercher. Mais dès qu'il eut regagné son bord, le commandant, de plus en plus patient, fit accorder aux meneurs tout ce qu'ils demandaient.

Peu après, le vice-amiral Pasley (commandait-il à terre? Nous avouons l'ignorer), vint promener sa jambe de bois, qu'il avait « gagnée » au 13 Prairial, parmi les mutins. Ayant voulu connaître leurs desiderata, il apprit qu'on réclamait surtout deux « réformes » : l'assimilation du samedi aux jours fériés, et le droit pour le violoneux du bord de jouer le dimanche. (On sait que les distractions, donc la musique, sont proscrites, ou l'étaient, tout au long de ce que Kipling appelait « un beau dimanche anglais »).

Désespérant de comprendre pourquoi des adultes voulaient risquer leur tête — et leur honneur — pour si peu de choses, l'amiral abandonna, et quitta le bord sous les huées des mutins...

Le 6 juin, l'arrivée des quatre vaisseaux — Agamemnon, Ardent, de 64, Isis et Léopard, tous deux de 50 — au mouillage de la Nore, sous la conduite de leur équipage, fut triomphale. Des confrères en rébellion vinrent leur rendre visite, et l'on vit bientôt paraître Richard Parker, jouant plus que jamais à l'amiral, dans une chaloupe d'où une musique répandait ses flonflons sur la rade. Hélas, elle avait l'inconscience de jouer le « Rule Britannia » et le « God save the King »!

Pourtant la situation n'était pas aussi brillante que cette pompeuse réception tendait à le faire croire. Ce matin-là, on pouvait entendre une canonnade qui n'avait pas exactement la majesté d'un salut, et Brenton, interrogeant les visiteurs, apprit que quelques bâtiments tiraient sur un traître, le Serapis (nous n'avons pu déterminer son type), qui venait de fausser compagnie à l'escadre rebelle, et forçait de voiles pour rallier deux frégates qui avaient refusé de s'associer à la révolte, et qui avaient été mouiller sous le canon du fort de Tilbury. Parker avait eu beau les honorer d'une visite personnelle, rien n'avait pu décider leur équipage à arborer le pavillon rouge. Ces deux frégates étaient la Clyde —qui se distinguera deux ans plus tard en capturant notre Vestale — et le San-Fiorenzo, une ex-française, la Minerve, que nous avions sabordée en 1794 dans le golfe de Saint-Florent, en Corse, mais que les Anglais avaient renflouée et rebaptisée du nom de ce golfe. - Elle devait servir jusqu'en 1837, et nous enlever, entre autres, la Psyché en 1805 et la Piémontaise en 1808.

On comprend que l'arrivée des quatre vaisseaux de Yarmouth ait été saluée avec éclat : les mutins avaient bien besoin de ce renfort pour remonter leur moral. En effet, la situation s'était aggravée depuis que l'Amirauté leur coupait les vivres, et refusait d'entrer dans la voie des concessions. Par représailles, l'escadre rebelle, depuis le 29 mai, bloquait l'entrée de la Tamise, où elle avait fait mouiller le Standard, la frégate Brilliant et les sloops Inspector et Swan en travers de l'embouchure. À l'exception des pêcheurs, aucun navire anglais ne pouvait plus circuler entre Londres et la haute mer. Quelques marchands des pays neutres obtenaient seuls un laissez-passer signé Parker. Aussi le marasme où stagnait le premier port du royaume avait-il porté à son comble l'indignation nationale. La gêne économique que ressentit la capitale eut pour inévitable conséquence de faire baisser la Bourse, et tout un chacun commença à trouver que le gouvernement était bien timoré en face des rebelles. Lassés d'attendre le règlement du conflit, les négociants assurés chez Lloyd prirent l'initiative de recruter sur les navires de commerce des volontaires pour armer une flottille qui irait prendre les vaisseaux révoltés à l'abordage ! Ce paradoxe étonnant montre dans quelle pagaille se débattait l'Angleterre, et ses ennemis d'alors sont inexcusables de n'avoir pu tirer aucun parti de cette conjoncture si favorable.

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À ce moment, l'intervention d'une escadre française, ajoutant à l'angoisse des Londoniens, n'aurait pas nécessairement réconcilié les mutins avec leur état-major en un sursaut de patriotisme. Dans l'incertitude où se trouvaient les révoltés, dont la confiance dans le gain de leur cause se dissipait visiblement, avait été sérieusement discuté le projet d'appareiller tous ensemble, et d'aller livrer l'escadre à l'ennemi, pour lui demander asile et protection. Nous sommes parvenus au plus noir moment de cette affaire : à la grève passive a succédé la rébellion ouverte, et à présent la trahison pure et simple, la pire forfaiture qu'un marin puisse commettre envers sa patrie, était — en désespoir de cause, il faut le souligner — non seulement envisagée, mais discutée ouvertement.
Cela n'alla pas sans hésitations ni dissentiments. À bord de l'Agamemnon, par exemple, les meneurs eurent une idée de génie pour sortir d'une situation compromettante sans se faire accuser de lâchage par leurs troupes : ils se mirent à boire avec religion, et se maintinrent sans défaillance dans la plus spectaculaire des ivresses tapageuses. Constatant qu'il ne pouvait plus compter sur ses chefs, l'équipage se vit dans l'obligation de les déposer et d'en élire d'autres...

On agitait aussi d'autres projets. Il fut question de débarquer tous les officiers pour avoir les coudées plus franches. Sur son vaisseau, nous dit Brenton, l'un des plus acharnés à le voir à terre était son ordonnance, un mousse à qui il apprenait à lire à grand'peine, qui avait ce « travail » en horreur, et qui rêvait d'être débarrassé de son maître bénévole et de ses bouquins !

Pour entraver les mouvements de l'escadre, l'Amirauté fit supprimer tout le balisage de la Tamise et de la côte entourant l'estuaire où se tenait la flotte rebelle. On renforça l'équipage de trois vaisseaux — les Neptune, de 98, Agincourt, de 64, et Lancaster, qui venait à son tour de lâcher les mutins — avec les volontaires levés par les négociants. Enfin, le 6 juin, tout en promettant l'amnistie aux équipages qui rentreraient dès à présent dans la légalité, le gouvernement fit voter deux lois permettant de prendre les mesures les plus énergiques pour mater la révolte. L'effet de ces dispositions fut décisif dans l'escadre rouge. Sur l'instant, rien ne se produisit, mais le 9 juin, quand Parker fit hisser le signal d'appareillage, qu'il appuya d'un coup de canon, il lui arriva la même mésaventure qu'à Lord Bridport un mois plus tôt : tout le monde s'empressa de répéter le signal, mais personne n'obéit.

Et le 10, la débâcle commença. A bord du Leopard, l'officier en second, lieutenant de vaisseau Robb, en l'absence du commandant, profita adroitement du flottement qu'il percevait parmi les hommes. Rassemblant dans le carré les officiers et quelques fidèles, il fit pointer les canons de l'arrière vers la porte, qu'il enfonça, et menaçant de prendre en enfilade tout le pont principal, il exécuta une brillante sortie qui surprit l'adversaire, et l'amena à composition. _Sans_ perdre de temps, un officier se rua dans la première bhtterie pour répandre du vinaigre sur la lumière des pièces pointées vers l'arrière, et les empêcher de tirer, pendant que Robb faisait couper les câbles des ancres et établir à la diable les basses voiles et un foc. L'équipage était à peine revenu de sa confusion que le Leopard défilait devant toute l'escadre, essuyant quelques volées tardives et mal réglées qui ne firent pas de dégâts. Il put remonter la Tamise, et aussitôt en sûreté Robb fit garder à vue dix-huit hommes parmi les plus compromis. Une belle manoeuvre, digne d'un fin marin.

Le Repulse, de 64, voulut en faire autant, mais eut moins de chance. C'était son équipage qui avait décidé d'appareiller, mais comme le vaisseau était mal placé, au départ, pour gagner la Tamise, malgré l'avis du pilote on préféra se diriger vers Sheerness. Le Repulse s'échoua sur un haut-fond, heureusement à marée basse, et subit le feu de toute l'escadre pendant une heure et vingt minutes, sans pouvoir bouger ni vouloir riposter. Son état-major, résolu à sauver tout le monde, reprit alors le commandement. Une voie d'eau fut franchie, on allégea le navire, et avec l'aide du flux il put se remettre à flot, et atteindre le port, son gréement haché mais n'ayant qu'un seul blessé.

           

Pendant ce temps, à bord de l'Agamemnon, l'équipage hésitait à prendre un parti : ou bien tirer sur le Repulse pour faire comme tout le monde, ou jouer les distraits qui n'ont rien entendu. Par crainte des foudres de Parker, on décida de faire quand même un peu de bruit. Mais ici l'on fit preuve d'une finesse qui honore ceux de ces gens qui avaient encore du sang normand dans les veines : on s'en alla trouver l'état-major, pour lui demander d'avoir avec leur état-major en un sursaut de patriotisme. Dans l'incertitude où se trouvaient les révoltés, dont la confiance dans le gain de leur cause se dissipait visiblement, avait été sérieusement discuté le projet d'appareiller tous ensemble, et d'aller livrer l'escadre à l'ennemi, pour lui demander asile et protection. Nous sommes parvenus au plus noir moment de cette affaire : à la grève passive a succédé la rébellion ouverte, et à présent la trahison pure et simple, la pire forfaiture qu'un marin puisse commettre envers sa patrie, était — en désespoir de cause, il faut le souligner — non seulement envisagée, mais discutée ouvertement.

Cela n'alla pas sans hésitations ni dissentiments. A bord de l'Agamemnon, par exemple, les meneurs eurent une idée de génie pour sortir d'une situation compromettante sans se faire accuser de lâchage par leurs troupes : ils se mirent à boire avec religion, et se maintinrent sans défaillance dans la plus spectaculaire des ivresses tapageuses. Constatant qu'il ne pouvait plus compter sur ses chefs, l'équipage se vit dans l'obligation de les déposer et d'en élire d'autres...

On agitait aussi d'autres projets. Il fut question de débarquer tous les officiers pour avoir les coudées plus franches. Sur son vaisseau, nous dit Brenton, l'un des plus acharnés à le voir à terre était son ordonnance, un mousse à qui il apprenait à lire à grand'peine, qui avait ce « travail » en horreur, et qui rêvait d'être débarrassé de son maître bénévole et de ses bouquins !

Pour entraver les mouvements de l'escadre, l'Amirauté fit supprimer tout le balisage de la Tamise et de la côte entourant l'estuaire où se tenait la flotte rebelle. On renforça l'équipage de trois vaisseaux — les Neptune, de 98, Agincourt, de 64, et Lancaster, qui venait à son tour de lâcher les mutins — avec les volontaires levés par les négociants. Enfin, le 6 juin, tout en promettant l'amnistie aux équipages qui rentreraient dès à présent dans la légalité, le gouvernement fit voter deux lois permettant de prendre les mesures les plus énergiques pour mater la révolte. L'effet de ces dispositions fut décisif dans l'escadre rouge. Sur l'instant, rien ne se produisit, mais le 9 juin, quand Parker fit hisser le signal d'appareillage, qu'il appuya d'un coup de canon, il lui arriva la même mésaventure qu'à Lord Bridport un mois plus tôt : tout le monde s'empressa de répéter le signal, mais personne n'obéit.

Et le 10, la débâcle commença. A bord du Leopard, l'officier en second, lieutenant de vaisseau Robb, en l'absence du commandant, profita adroitement du flottement qu'il percevait parmi les hommes. Rassemblant dans le carré les officiers et quelques fidèles, il fit pointer les canons de l'arrière vers la porte, qu'il enfonça, et menaçant de prendre en enfilade tout le pont principal, il exécuta une brillante sortie qui surprit l'adversaire, et l'amena à composition. _Sans_ perdre de temps, un officier se rua dans la première bhtterie pour répandre du vinaigre sur la lumière des pièces pointées vers l'arrière, et les empêcher de tirer, pendant que Robb faisait couper les câbles des ancres et établir à la diable les basses voiles et un foc. L'équipage était à peine revenu de sa confusion que le Leopard défilait devant toute l'escadre, essuyant quelques volées tardives et mal réglées qui ne firent pas de dégâts. Il put remonter la Tamise, et aussitôt en sûreté Robb fit garder à vue dix-huit hommes parmi les plus compromis. Une belle manœuvre, digne d'un fin marin.

Le Repulse, de 64, voulut en faire autant, mais eut moins de chance. C'était son équipage qui avait décidé d'appareiller, mais comme le vaisseau était mal placé, au départ, pour gagner la Tamise, malgré l'avis du pilote on préféra se diriger vers Sheerness. Le Repulse s'échoua sur un haut-fond, heureusement à marée basse, et subit le feu de toute l'escadre pendant une heure et vingt minutes, sans pouvoir bouger ni vouloir riposter. Son état-major, résolu à sauver tout le monde, reprit alors le commandement. Une voie d'eau fut franchie, on allégea le navire, et avec l'aide du flux il put se remettre à flot, et atteindre le port, son gréement haché mais n'ayant qu'un seul blessé.

Pendant ce temps, à bord de l'Agamemnon, l'équipage hésitait à prendre un parti : ou bien tirer sur le Repulse pour faire comme tout le monde, ou jouer les distraits qui n'ont rien entendu. Par crainte des foudres de Parker, on décida de faire quand même un peu de bruit. Mais ici l'on fit preuve d'une finesse qui honore ceux de ces gens qui avaient encore du sang normand dans les veines : on s'en alla trouver l'état-major, pour lui demander d'avoir la complaisance de diriger le feu, ce que Brenton et un autre officier s'empressèrent d'accepter, s'appliquant à saupoudrer la mer de projectiles sans faire courir le moindre risque aux collègues du Repulse.

Le 13 juin, ce fut avec une impressionnante cohésion que les états-majors et les équipages réconciliés de cinq bâtiments, les Standard, Agamemnon, Nassau, Iris et Vestal, leur firent quitter le mouillage et remonter la Tamise. Ils furent imités le soir même par l'Ardent, qui s'esquiva en essuyant le feu de son voisin, le Monmouth, qui lui tua plusieurs hommes.

A la fin de cette journée, la plupart des pavillons rouges dormaient, proprement ferlés dans leur caisson, tandis qu'un pavillon bleu, qualifié de « signal d'agré ment », les remplaçait en tête de mât. C'était la fin : le Sandwich capitula, et l'on se dépêcha de mettre Parker et Davis aux fers. Le lendemain 14, tous les bâtiments restant — parmi lesquels les Monmouth, Montagu, Dictator, Swan et Inspector — furent menés au port.

Un conseil de guerre présidé par le vice-amiral Pasley à bord du Neptune commença le 22 à juger une trentaine de meneurs, dont Parker et Davis, et environ cent cinquante comparses. On pardonna à la plupart, mais — après deux heures de délibérations —Parker fut condamné à mort.

  

Il fut pendu à bord de son vaisseau, le Sandwich, le 29 juin, et fit montre d'un repentir et d'un parfait sang-froid qui étonnèrent tout le monde. Comme dernière faveur, il demanda un verre de vin, qu'il but « au salut de son âme et au pardon de ses ennemis ».

Après l'exécution des meneurs de l'Agamemnon, le commandant jugea qu'une allocution s'imposait : il déclara que, tout bien pesé, la responsabilité de cette affaire devait retomber sur lui et ses officiers, qui n'avaient pas montré assez de fermeté pour empêcher le désordre de se développer. On l'écouta respectueusement, mais dès qu'il eut fini, son état-major tout entier sollicita une audience à huit clos, au cours de laquelle le pauvre commandant dut entendre les plus dures vérités de toute sa carrière, chacune des propositions énergiques qu'on lui avait faites, et chacun des refus qu'on devait à sa seule faiblesse.

Mais en échange de ces condamnations, le parlement vota un crédit supplémentaire de 370 000 livres pour augmenter la solde de ses marins. Peu après, l'escadre de mer du Nord reprenait ses croisières devant la côte ennemie, et le 11 octobre, à Camperdown, au prix d'environ 200 morts et 600 blessés, elle capturait neuf bâtiments hollandais — dont deux vaisseaux amiraux — sans en perdre un seul. Et l'amiral Duncan terminait. cette soirée en faisant une partie de whist avec le commandant en chef hollandais, devenu son hôte...

 

Jean MEIRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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