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Catastrophe maritime à Saint-Pierre de la Martinique

 

 Lorsque, au mois de juillet 1635, le sieur Belain d'Esnambuc prend possession de l'île de la Martinique, c'est dans une région parcourue de plusieurs rivières, proche de terres fertiles, qu'il fait construire un fort et le baptise Saint-Pierre. Situé sur la côte caraïbe, au Nord-Ouest de l'île, l'endroit a été préféré à la grande baie naturelle qui se trouve plus au Sud, mais dont les rives sont constituées d'une importante zone marécageuse, où seront bâtis, plus tard, la ville et le port de Fort-de-France.

Grâce à la colonisation et à l'apport en masse d'une main-d’œuvre constituée d'esclaves en provenance d'Afrique, la Martinique devient grande productrice de canne à sucre au xvIIIe siècle. Saint-Pierre est le principal port d'exportation des produits tropicaux, et de débarquement des matériaux ou denrées nécessaires à la colonie. L'activité commerciale, principalement sucrière, ne cesse d'y croître. Le port et la ville s'agrandissent, et de grandes maisons européennes y installent leurs représentants.

Les mouvements portuaires sont particulièrement importants, et la rade, encombrée de navires, n'est souvent qu'une forêt de mâtures. Les communications par voies terrestres demeurent rudimentaires, et l'essentiel du trafic local s'effectue par l'intermédiaire de borneurs et de caboteurs. L'activité de ces derniers est en outre très importante avec les îles voisines, notamment la Guadeloupe et Sainte-Lucie, ainsi que l'ensemble de l'archipel antillais. A ces navires de charge de moyen tonnage s'ajoutent les long-courriers en provenance d'Europe et surtout de France. Les ports de la côte atlantique comme Nantes, dont les armateurs s'adonnent au commerce triangulaire, dépêchent leurs voiliers à destination de la Martinique, où ils débarquent leurs esclaves avant de charger les fameux boucauts de sucre. Ainsi n'est-il pas rare de voir près d'une centaine de navires mouillés sur rade de Saint-Pierre.

Au XIXe siècle, l'activité est toujours aussi florissante. Saint-Pierre ne cesse de se développer et la population, blanche, créole ou noire, d'augmenter. Depuis l'abolition de la traite, les navires viennent souvent d'Europe en droiture — certains font une escale préalable en Amérique du Sud pour leurs opérations commerciales — et mouillent sur rade foraine après vingt-cinq à trente-cinq jours de mer. Les eaux profondes et abritées des vents dominants du secteur Nord-Est permettent de s'approcher au plus près et de mouiller à une ou deux encablures de la côte. Les opérations de chargement ou de déchargement s'effectuent à l'aide de chalands, parfois de yoles ou de grands gommiers appelés gros-bois, propriété des compagnies sucrières ou des distilleries.

Les armateurs havrais, nantais, bordelais ou marseillais sont ceux qui s'adonnent le plus au commerce avec les anciennes Indes occidentales. Leurs navires, appelés "antillais" au Havre ou "antillards" à Nantes, et plus généralement "sucriers", ont des capacités de charge en constante augmentation. Nous sommes désormais entrés dans l'ère des grands voiliers. Toutefois, ceux qui se spécialisent dans le commerce des Antilles restent d'un tonnage nettement moindre que les navires dont la vocation est de franchir les caps.


Le port de Saint-Pierre

Le stationnement des navires en rade de Saint-Pierre présente cependant de nombreuses difficultés du fait de l'importance de la fréquentation et de l'absence d'infrastructures. Des appontements en bois, construits perpendiculairement à la côte, permettent seulement aux bâtiments de faible tonnage d'accoster. Les plus gros navires doivent s'amarrer sur des coffres reliés à des corps-morts, souvent de grosses ancres. Ainsi, les transbordements de marchandises nécessitent-ils l'emploi d'une importante main-d'oeuvre.

La saison de l'hivernage, de juillet à octobre, correspond à celle des cyclones, ce qui occasionne plusieurs sinistres dans le port de Saint-Pierre. Déjà, en 1766, la plupart des navires présents avaient été jetés à la côte. Les cyclones survenus au cours des mois de septembre 1872 et 1883 en firent autant.
Le 18 août 1891, un nouveau cyclone dévaste la colonie. De nombreuses habitations et usines sont détruites, et les dix-neuf bâtiments long-courriers mouillés sur rade sombrent ou viennent s'échouer au pied de la ville. Le Journal des Colonies donne l'ampleur des dégâts : "Sur tout le rivage un entassement prodigieux de débris de toute sorte, mâts brisés, carcasses de navires, de bateaux, de gabares; sur la mer une masse énorme de morceaux de bois, de barriques, flottant à la lame." La tragédie fait sept cents victimes. 

               

 Malgré un projet de construction de digues, établi dès la fin du XVIIIe siècle pour mettre à l'abri le plan d'eau en face du quartier du Mouillage, aucune infrastructure de ce genre ne sera réalisée au port de Saint-Pierre. La profondeur des eaux — on relève en certains endroits des fonds de 50 mètres à proximité de la côte — engendrerait des dépenses trop importantes pour de tels travaux. Seules quelques levées de pierre sont venues s'ajouter aux anciens appontements en bois. Jusque-là capitale commerciale de l'île, à la fin du XIXe siècle, Saint-Pierre est désormais fortement concurrencé par Fort-de-France, où l'on a construit des quais et un bassin de radoub, inauguré en 1868.

La généralisation de la navigation à vapeur et le développement des lignes de paquebots transatlantiques ont considérablement changé les besoins lors des escales, où la présence de quais se révèle quasi nécessaire. Au début de l'année 1900, la Compagnie générale transatlantique envisage de supprimer les escales de ses paquebots à Saint-Pierre. Il est probable que ce port aurait peu à peu perdu sa prépondérance, si une catastrophe naturelle d'une ampleur inimaginable n'était venue mettre brutalement un terme à son activité.

Malgré la concurrence de la vapeur, en ce début de siècle le règne de la marine à voiles n'est pas encore achevé, surtout pour ce qui concerne le transport du fret, et notamment des marchandises pondéreuses. Vapeurs et voiliers se côtoient sur les coffres d'amarrage de la rade foraine de Saint-Pierre. Cependant, les opérations de déchargement et de chargement sont longues et les escales durent en moyenne trois à quatre semaines.

Les capitaines ont largement le temps d'effectuer leurs opérations commerciales, et la plupart d'entre eux séjournent à terre, laissant à leur second le soin du bord.

Un dicton indique à ce propos : "Saint-Pierre Martinique, paradis des capitaines, enfer des seconds". Paradis en effet, si l'on en croit le capitaine Louis Lacroix, qui écrit dans Les Derniers Antillais: "La plupart des capitaines de voiliers s'étaient fait de bonnes relations, tant parmi les chargeurs que parmi leurs réceptionnaires ou les diverses classes de la population; ils étaient attendus avec impatience quand le nombre de jours normaux de la traversée était écoulé. [...] Contrairement à ce qui se passait pour les longues campagnes, peu de capitaines naviguaient àvec leurs femmes ; les suppléantes étaient nombreuses [et] beaucoup de nos collègues avaient des ménages antillais. [...] Le second assumait alors le service comme c'était son devoir et sa fonction normale, heureux si le travail lui permettait d'aller à terre une fois au cours du séjour."

Les capitaines habitués de la ligne sympathisent et, leurs affaires commerciales quotidiennes réglées, se retrouvent souvent entre eux pour profiter du reste de la journée. Visites en calèche de l'île, promenades en yole, invitations chez les propriétaires exploitants ou les agents de compagnie rythment leur séjour à terre. Nombreux sont ceux qui ne regagnent leur bord que quelques jours avant le départ.

 

 Les prémices d'un désastre

Le port et la ville de Saint-Pierre sont dominés par la montagne Pelée, un vol­can dont le sommet culmine à 1 397 mètres. Une éruption, qui avait pré­cédé de quelques années l'arrivée des premiers colons, est sans doute à l'origi­ne de son nom, du fait de ses pentes à l'époque recouvertes de cendres et de son sommet dénué de végétation. Des érup­tions phréatiques en 1792 et 1851 avaient déjà révélé que l'activité du volcan de­meurait, sinon menaçante, du moins très présente.
En ce mois de février 1902, des vapeurs d'anhydride sulfurique s'échappent du sommet de la montagne et se répandent le long de ses flancs, faisant tousser plan­teurs et chasseurs de cochon sauvage. L'un d'eux remarque avec étonnement que le petit lac situé 50 mètres plus bas que le cratère, et baptisé lac des Palmistes par les excursionnistes qui fréquentent les lieux le dimanche, n'est plus qu'une cu­vette de boue séchée. Parvenu au bord du cirque, qui constitue le haut de l'enton­noir du cratère et mesure 800 à 900 mètres de diamètre, l'observateur constate que le fond est envahi d'eau en ébullition couverte de cendres et d'où s'échappent parfois des geysers de vapeur.Au cours des semaines suivantes, plusieurs signes naturels suscitent les interrogations, notamment la présence dans les faubourgs de la ville de nombreux oiseaux, rats et serpents, qui d'habitude ne quittent pas les pentes de la montagne. Au mois de mars, des fumées et vapeurs s'échappent régulièrement du volcan, et leur odeur est détectée jusqu'à proximité de Saint-Pierre. Le 23 avril, le câble télégraphique sous-marin reliant la Martinique à la Guadeloupe se rompt. Quatre jours plus tard, c'est au tour des liaisons entre Saint-Pierre et l'île de la Dominique d'être interrompues.

    

Le 29 avril 1902, le baliseur-câblier français Pouyer-Quertier, commandant Thirion, fait son entrée à Fort-de-France après quarante jours de mer. Le médecin du bord, Emile Berté, connaît bien la région dont il est natif et son frère Eugène réside à Saint-Pierre avec sa famille. Chaque soir, les vapeurs de la compagnie Girard, qui relient les deux ports, débarquent à Fort-de-France de nombreux Pierrotins effrayés par les grondements de plus en plus fréquents du volcan. Toutefois, la majorité des habitants de Saint-Pierre conserve son calme... pas pour longtemps !

Dans la nuit du dimanche au lundi 5 mai, les détonations en provenance du sommet de la montagne se font plus importantes, la terre tremble, l'anxiété gagne les Pierrotins. Au lever du jour, une couche de cendres d'un centimètre d'épaisseur recouvre habitations et végétation. En début d'après-midi, la rivière Blanche, qui coule des pentes du morne et vient se jeter dans la mer au Nord de la ville, charrie une boue brûlante et son niveau s'élève brusquement. L'usine Guérin, bâtie à proximité de son lit, est engloutie ainsi que ses propriétaires. Dans le même temps, au port, la mer pénètre d'une dizaine de mètres jusque sur la place Bertin située en bordure de côte. Puis elle se retire sur 50 mètres, avant de reprendre son niveau habituel. Hormis quelques avaries aux petites embarcations, qui se retrouvent momentanément suspendues à leurs amarres le long des appontements, les dégâts demeurent minimes. Ce même jour, c'est le câble sous-marin reliant Fort-de-France à Puerto-Plata qui se rompt. Les ingénieurs localisent la rupture à 7 ou 8 milles au large de Saint-Pierre.

Le lendemain, la ville est privée d'électricité, les cendres en provenance du volcan ayant engorgé les machines de l'usine productrice. Dès 6 heures du matin, le Pouyer%Quertier appareille de Fort-de-France pour tenter de réparer le câble qui relie le plus directement la Martinique à la France. Dans son journal, le docteur Berté écrit: "Nous nous tenions à peu près à 8 milles de la côte, attendant le moment propice pour poser une bouée, marque qui devait nous servir de point de repère pour limiter les dragues. [...] A midi, après des observations successives, le commandant détermina exactement le lieu de passage du câble, une bouée fut mouillée et le navire resta un moment en vue de cette bouée. Mais petit à petit elle s'enfonçait et aurait disparu si des embarcations mises à l'eau ne l'eussent vite fixée à une chaîne du bord.

"Cette bouée étant indispensable pour les travaux, le commandant fit préparer la plus grosse qu'il y eut à bord. A peine fut-elle mouillée qu'elle disparut dans un tourbillon. Un courant formidable entraîna alors le navire dans la direction du Nord, courant absolument inconnu dans ces régions et inexplicable. Notre opinion, c'est qu'un gouffre s'est produit dans l'océan, et que les eaux se précipitent en masse par ces nouveaux conduits. La sonde donne 3 kilomètres."

Sur la rade de Saint-Pierre, plusieurs navires sont au mouillage, enveloppés d'une brume poussiéreuse qui recouvre également le port et la ville. Il y a là le vapeur Roddam, arrivé de Londres et appartenant à la maison Plissonneau, négociant armateur local, le Romaine, de la Québec Steam Ship Company et le Roraiina, de la même compagnie et venant de New York. Quatre autres grands vapeurs sont également présents : l'Esk de la Royal Mail Steam, le Campbell et deux unités de la Western Union britannique, dont le câblier Grappler. Ce dernier est vraisemblablement sur zone pour les mêmes raisons que son homologue français, le Pouyer-Quertier. D'autres bâtiments, qui appar­tiennent à des armements locaux, sont sur rade ou amarrés aux appontements, comme la goélette Gabrielle de la maison Knight, les petits vapeurs Diamant et Fusée, remorqueurs qui assurent les mouve­ments sur rade et les liaisons avec Fort-de-France. Les grands voiliers sont aussi présents, avec le Tamaya, un trois-mâts carré de l'armement Rozier de Nantes, et ses douze hommes d'équipage commandés par le capitaine Mahéo de l'Ile-aux Moines. On compte aussi six voiliers italiens : Teresa lo Vico, Maria Virgin,  Sacro Cuore, Nord America, Maria di Pompei et Orsolina.
La journée du 7 mai s'achève sans que le câble localisé par le Pouyer-,Quertier puisse être réparé. Le commandant Thirion décide de rejoindre le mouillage du Plateau, devant Saint-Pierre. A l'approche de la côte, le manque de visibilité, qui augmente les risques d'abordage avec les navires sur rade, dissuade l'équipage de prendre un coffre. Le câblier met le cap sur la pointe des Nègres, à Fort-de-France, puis stoppe après s'être éloigné de quelques milles vers le large. Toute la nuit, la montagne Pelée fait entendre ses grondements. Le lendemain matin, le Potger-Quertier, qui aurait dû se trouver devant Fort-de-France, est en réalité dans le canal de la Dominique, 15 milles plus au Nord. La dérive dans ces parages est, en temps normal, quasi nulle.

 

Et soudain l'enfer
Le câblier regagne sa zone de travail. Malgré l'éloignement, les phénomènes consécutifs aux agitations du volcan sont parfaitement perceptibles. "Les grondements de la montagne sont effrayants, écrit le docteur Berté, et la masse de poussière nous gêne, nous aveugle et nous fait tousser. Après deux heures d'attente, le commandant déclare ne pas pou­voir travailler dans des endroits où l'on ne voit pas à 10 mètres devant soi et où l'on court le risque de se faire couper par un autre navire."

Il est 7h 30. Après avoir visité les malades du bord, Emile Berté remonte sur le pont. L'équipage a les yeux fixés sur Saint-Pierre. "Brusquement, l'ingénieur Monsieur Gégou attire notre attention sur deux éclairs comparables à des étincelles électriques, éclairs gigantesques, très longs, qui sillonnaient l'atmosphère, se dirigeant du sommet de la montagne vers la baie de Saint-Pierre. [...] Je cours dans ma cabine, je vais prendre mes jumelles. Trente secondes après je suis de retour sur le pont, [...] je vois toute la côte illuminée. Le flanc de la montagne est rouge, comme en fusion, [...] il n'y avait plus à hésiter: la ville de Saint-Pierre brûlait."

Le Pouyer-Quertier met aussitôt le cap sur la côte pour aller porter secours. Un épais rideau de cendres masque bientôt les incendies à terre et plonge le navire dans l'obscurité. D'importants remous l'entourent, faisant supposer la côte toute proche. Le commandant Thirion décide de ne pas aller plus avant, et fait demi-tour pour s'éloigner de la zone dangereuse. Le câblier regagne Fort-de-France, où il mouille à 14 heures. La nouvelle de l'éruption est déjà parvenue aux autorités locales, qui dépêchent le croiseur Suchet, présent sur rade, pour tenter d'approcher la côte de Saint-Pierre. Deux heures plus tard, le Pouyer-Quertier remet en route avec les mêmes ordres. Arrivé devant la rivière du Carbet, à environ 2 milles de Saint-Pierre, le câblier croise le Suchet, qui fait route à toute vapeur en direction de Fort-de-France, avec probablement de nombreux blessés à son bord.

"Nous ne pouvons plus avancer, écrit le docteur Berté, des épaves de toute sorte encombrent notre passage et menacent de s'engager dans les hélices. Le jour baisse de plus en plus. La ville en feu brille devant nous et le Pouyer-Quertier se faufile lentement parmi les épaves."

Le câblier stoppe et un youyou est mis à l'eau dans le but de prendre contact avec la population du Carbet. La mer déferle sur la plage, rendant tout débarquement impossible. Un homme répond aux appels lancés depuis l'embarcation qui longe la côte au plus près. Il déclare être seul dans le village et refuse de s'en aller. Le navire remet en route et s'arrête à nouveau à un mille de Saint-Pierre. "Il fait obscur, écrit Emile Berté, et les hommes chargés de la surveillance des épaves en voient partout. Je vais sur la passerelle. Le spectacle est horrible à voir."


Le Roddam dans la fournaise

Le capitaine Edward Freeman, qui commande le vapeur Roddam en provenance de Sainte-Lucie, vient juste de prendre son mouillage devant Saint-Pierre lorsqu'en ce matin du 8 mai l'éruption détruit la ville. Voici sa version du drame: "Tout à coup retentit une violente détonation qui ébranla la terre et la mer. Ce fut une formidable explosion de la montagne qui parut s'entrouvrir du sommet à la base pour donner passage à une flamme éclatante qui s'éleva dans l'air et à une poussée formidable de nuages noirs. Ceux-ci se précipitèrent en dévalant le long des pentes de la montagne, dévalant comme une trombe, franchissant tous les obstacles, puis au moment d'atteindre les parties basses, formèrent comme un éventail et s'élancèrent sur la malheureuse ville qu'ils plongèrent dans les ténèbres, avant de bondir sur les navires en rade.

"A part cet éclair du premier moment, il n'y eut pas de feu. Ce fut simplement un nuage chargé de cendres et de ponces portées à une température excessive qui en une minute et demie franchit la distance qui sépare le volcan de la ville, détruisant et brûlant tout sur son passage. A son arrivée la mer souleva des flots, les petits navires furent culbutés, le Roraima couché sur le côté, le Roddam à demi submergé, le Grappler coulé. [...] A ce moment le navire fut secoué comme par une main de géant; le nuage arrivait sur nous comme une trombe."

Puis Edward Freeman décrit encore le vapeur, qui talonne sous l'effet du mouvement des eaux, ainsi que le nuage de cendres brûlantes balayant la rade et in­cendiant tout sur son passage. Le capi­taine se réfugie dans la chambre des cartes, tandis que les hommes présents sur le pont sont précipités à la mer ou brûlés. Quelques minutes plus tard, il quitte l'intérieur du navire, où l'air est de­venu irrespirable. "L'obscurité était com­plète encore, écrit-il; je marchais en tâtonnant, heurtant du pied les corps de mes hommes, brûlé par tout ce que je touchais."

   
A quelques encablures, sur la côte, le brasier menace le vapeur, et Freeman donne l'ordre d'appareiller. Les foyers des chaudières sont encore allumés, mais il faut obtenir la pression suffisante pour relancer les machines. Le premier méca­nicien est grièvement brûlé — il mourra quelques heures plus tard —, mais plu­sieurs mécaniciens et chauffeurs, enfer­més dans la salle de chauffe et donc à l'abri du nuage mortel, réussissent à re­mettre les machines en route. Une demi-douzaine d'hommes d'équipage encore valides parviennent à couper la chaîne du mouillage. Des tonnes de cendres encombrent le navire et bloquent l'appareil à gouverner. Il faut une heure et demie d'efforts, dans une atmosphère irrespirable et une chaleur infernale, avant de pouvoir appareiller. "Pendant ce temps, à plusieurs reprises nous approchâmes à deux longueurs du rivage, écrira Freeman. Nous étions rôtis tout vivants [...], nous n'entendions que cris, plaintes, gémissements des malheureux qui nous entouraient et que nous ne pouvions secourir. Il me sembla que j'étais entré dans une longue agonie; le bateau était une fournaise flottante, l'incendie y faisait rage. Plus affreuse encore que la chaleur et les brûlures était pour nous la suffocation causée par la poussière brûlante."

Les boiseries des cabines commencent à prendre feu alors que le Roddam tente de gagner le large. Le capitaine Freeman, lui aussi gravement brûlé, continue cependant à donner ses ordres. L'obscurité provoquée par le nuage de cendres s'étend jusqu'à plusieurs milles en mer, comme le rapportera Emile Berté. Le Roddam finit par atteindre Port-Castries, à Sainte-Lucie, en fin d'après-midi. "Notre bateau était méconnaissable, rapporte Edward Freeman, c'était un vaisseau fantôme; il était entièrement gris, les blessés, étendus sur le pont, étaient eux-mêmes couverts de cendres grises. L'agent ne me reconnut qu'à ma voix; nous apportions à Sainte-Lucie la première nouvelle du désastre: « Nous venons des portes de l'Enfer, dis-je; vous pouvez télégraphier au monde qu'il n'y a plus une âme vivante à Saint-Pierre »."

Les blessés sont débarqués. Sur les quarante-six hommes qui composaient l'équipage du Roddam, vingt-six ont été tués lors de l'éruption ou mourront des suites de leurs blessures. Malgré ses graves brûlures, le capitaine Edward Freeman rédigera son rapport avant de décéder à son tour, le 20 mai. Trois jours après l'arrivée du vapeur, les cendres qui l'encombrent ont pu refroidir et elles sont évacuées dans des allèges pour être immergées au large du port. Les rotations permettront d'estimer à 120 tonnes le poids des scories ayant recouvert le Roddam lors de l'éruption.


Tragédie sur la mer

Tandis que le Roddam s'efforce de quitter la rade de Saint-Pierre, ses avaries de barre le rapprochent du grand vapeur anglais Roraima, à bord duquel l'incendie fait rage. "II brûlait à l'arrière, écrit Freeman, la fumée s'échappait de l'intérieur, les ponts d'avant étaient encombrés de passagers et de marins dont j'entendais les cris d'appel. Les mâts et les cheminées avaient été arrachés, mais l'ancre avait tenu bon. Nous ne pûmes que nous en éloigner, il était impossible de songer à porter secours à ces malheureux."

Dès l'éruption, le commandant du Roraima donne l'ordre de lever l'ancre, mais le déluge de feu annihile toute tentative de s'échapper. Le vapeur talonne, lui aussi, sous l'effet du mouvement des eaux, et il gîte dangereusement. Ses mouvements incontrôlés, ajoutés au souffle de l'éruption, causent la rupture de ses superstructures. Du fait de la chute des cendres incandescentes, plusieurs incendies se déclarent à bord faisant de nombreuses victimes. Le RoraiMa, bientôt recouvert d'une épaisse couche de cendres, accuse une forte bande sur tribord, son étrave tournée vers la côte.

"Ce fut une pluie de boue brûlante, ayant la consistance d'un ciment très fin, rapportera Ellery Scott, le second du navire. Elle était adhérente et coiffait les gens d'un véritable masque. [...] Les passagers qui étaient dans leurs cabines furent, ou asphyxiés par les gaz, ou noyés par l'eau rentrée par les sabords de tribord. [...] L'extrémité arrière était en feu; de tous côtés agonisaient des brûlés et l'incendie s'allumait à l'avant. Nous n'étions plus à bord que quatre hommes valides.

"Nous vîmes le Roddam qui arrivait sur nous. Nous ne nous rendions pas compte que ce navire était presque en aussi mauvaise posture que le nôtre et nous crûmes qu'il allait nous sauver; déjà nous allions chercher les passagers pour les amener à l'avant, pensant que le Roddam s'approcherait suffisamment pour nous prendre à son bord. Nous fîmes des signaux, mais, à notre stupeur, le navire s'éloigna, nous laissant désespérés."

Tandis que les gilets de sauvetage sont distribués aux survivants, les hommes valides luttent contre les incendies. Ils portent leurs efforts sur celui qui s'est déclaré dans la timonerie, des matières hautement combustibles étant entreposées à quelques mètres de là. Le pont est encombré de blessés et de mourants. Les survivants sont regroupés à l'avant du navire. "Tous demandaient de l'eau qu'il leur était impossible d'absorber, écrit Scott. Ils avaient la bouche, la gorge,-l'estomac affreusement brûlés; quelques-uns même avaient les orifices du visage complètement obturés."


Sauvés par le Suchet

Arrivé devant Saint-Pierre quelques heures après l'éruption, l'équipage du croiseur Suchet découvre l'ampleur du drame. Son commandant, le capitaine de frégate Le Bris écrira dans son rapport: "La ville entière ne formait qu'un immense brasier et paraissait avoir été bouleversée par une secousse formidable faisant écrouler les maisons. De tous les navires qui étaient sur rade, il ne restait que des épaves fumantes; seul un grand vapeur anglais, le Roraima, était debout..."

A l'avant du Roraima en feu, un groupe de survivants agite les bras en direction du croiseur. Le commandant Le Bris fait aussitôt armer une baleinière, qui revient chargée principalement de femmes et d'enfants, dont beaucoup sont sérieusement brûlés. "J'appris que d'autres blessés restaient sur le vapeur, rapporte le commandant, et qu'en outre il y en avait quelques autres sur des épaves et à terre sur le bord de la plage.

 

Le canot à vapeur du Suchet est mis à l'eau. Prenant en remorque deux autres embarcations du bord, il recueille les derniers survivants du Roraima. Puis il se rend en bordure de côte pour embarquer quelques personnes, membres d'équipages ou passagers, qui se sont jetées à la mer avant que leur navire ne sombre ou ne soit la proie des flammes. Son commandant ne voyant plus âme qui vive, le Suchet se dirige vers Le Carbet. Situé à la limite Sud de la zone dévastée par l'éruption, ce village est encore debout, mais plusieurs blessés sont embarqués à bord du croiseur. Ce dernier fait alors route sur Fort-de-France avec plusieurs centaines de rescapés, dont un seul est indemne: Ellery Scott, le second du RoraiMa.

Le lendemain, le Pouyer-Quertier ramènera à son tour quatre cent vingt-cinq personnes, pour la plupart habitants des hameaux côtiers situés non loin du village du Prêcheur, à 8 kilomètres au Nord de Saint-Pierre. Cette population a été en majeure partie épargnée, mais le traumatisme de la catastrophe, la peur d'un nouveau cataclysme et surtout l'isolement total dans lequel elle se trouve la conduisent à quitter les lieux. Dans les jours qui suivent, le Suchet, le Pouyer-oQuerlier et le Walkyien, un autre vapeur présent à Fort-de-France, avec l'aide des petits bâtiments rescapés de la compagnie Girard continueront d'évacuer les habitants du Prêcheur, au total trois mille quatre cents personnes. Quant au Roraima, dernier vestige de la flotte mouillée sur la rade de Saint-Pierre avant l'éruption, il brûlera pendant trois jours avant de sombrer par 60 mètres de profondeur.

 

  Désastreux bilan

Outre le Roddam, qui réussit à s'échapper, mais dans de dramatiques conditions, deux grands navires évitent de justesse de compter au nombre des disparus en ce matin du 8 mai 1902. Le trois-mâts italien Orsolina a appareillé la veille de l'éruption. Son capitaine, un nommé Ferrara, est napolitain et a vécu au pied du Vésuve. Pour lui, les rivières qui débordent et charrient des eaux boueuses, les grondements réguliers du volcan et les cendres qui recouvrent la ville et les navires sont les signes avant-coureurs d'une éruption majeure. Aussi, le 7 au soir, décide-t-il d'interrompre ses opérations de chargement et d'appareiller malgré les réticences de la douane.Un autre grand voilier, français celui-là, le Belem, échappe de justesse à un destin fatal. Appartenant à la maison Crouan, de Nantes, il est arrivé quelques jours plus tôt à la Martinique. Dans l'impossibilité de prendre son coffre habituel en rade de Saint-Pierre, déjà occupé par le Tamaya, le capitaine Julien Chauvelon mouille devant le village du Robert, de l'autre côté de l'île. La mémoire collective rapporte que Chauvelon était particulièrement contrarié par ce contretemps qui allait augmenter la durée de son escale antillaise. Il s'en félicitera sans doute lorsque, au matin du 8 mai — alors qu'il s'apprête à gagner Saint-Pierre à cheval pour répondre à une invitation lancée par le capitaine du Tamaya —, l'éruption ravage la côte opposée de l'île, épargnant son équipage et son navire.

Mouillé à trente kilomètres de Saint-Pierre, le Belem est certes lui aussi atteint par les cendres volcaniques, mais elles ont eu le temps de refroidir et ne causent guère de dégâts importants, hormis quelques avaries dans le gréement, à quoi s'ajoutera seulement une bonne corvée de nettoyage pour l'équipage. Le grand voilier nantais ne doit donc d'avoir survécu qu'à un heureux concours de circonstances. Et c'est pour honorer cette bonne étoile que le fleuron de notre patrimoine maritime est revenu en mai 2002 à Saint-Pierre, dans le cadre de la commémoration du centenaire de l'éruption de la montagne Pelée.

La tragédie du 8 mai 1902 a causé la mort d'environ vingt-huit mille personnes, pour la plupart appartenant à la population de Saint-Pierre et de ses proches environs. A ce désastreux bilan, il convient d'ajouter les équipages et les passagers disparus avec leur navire. Le port martiniquais ne se remettra jamais de cette catastrophe. Totalement détruit, il sera sup­planté par Fort-de-France, qui deviendra l'escale principale des bâtiments de commerce et notamment des paquebots. Cependant, au fil des années, la ville de Saint-Pierre renaîtra de ses cendres. Des maisons seront reconstruites parmi les ruines, dont certaines sont encore visibles de nos jours. Désormais, seule la présence de petites embarcations de pêche et les brèves escales des paquebots débarquant pour quelques heures leurs flots de touristes redonnent un semblant d'activité à cette rade qui fut, en son temps, l'une des plus fréquentées des Antilles. ■

Remerciements : à Mme Le Rumeur, qui nous a confié la relation du docteur Emile Berté.

Chasse-Marée n°152

                       

 

 

 

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