HISTORIEK  HISTORIQUE  HISTORIC

 

Quand la marine chrétienne transportait les pèlerins  de l'Islam

                      

PAR AMAR HAMDANI


Les légendes, en matière historique, sont extraordinairement tenaces. Que de faits présentés comme des " vérités indiscutables" ne sont en réalité que fables et produits de l'imagination d'historiens délirants I Ainsi l'on a coutume de dépeindre les relations entre l'Islam et la chrétienté d l'époque des Croisades sous les plus sombres couleurs : ce n'aurait été qu'une suite infernale de luttes à mort, d'atroces tueries, commises avec un égal acharnement attisé par le fanatisme religieux des deux camps.

La vérité est infiniment plus nuancée. Sans doute se livra-t-on de féroces combats; mais ces confrontations étaient loin de constituer la règle ou la marque du temps.

Les périodes de paix et de coopération fructueuse, de beaucoup les plus nombreuses et les plus longues, alternaient avec de sporadiques situations de crise et d'affrontements armés. Et même lorsqu'on en venait aux armes, les relations n'étaient jamais totalement interrompues : c'est que ni la chrétienté, ni l'Islam ne formait un bloc monolithique, obéissant d la même impulsion politique du moment. Pendant que Saladin ferraillait avec Richard Coeur de Lion dans les plaines de Syrie, d l'ouest, Guillaume le Bon, le roi normand de Sicile, pactisait et commerçait avec les souverains de Tunis et de Cordoue... Quant d la prétendue barbarie dont on accable si volontiers les hommes du Moyen Age, elle se révèle, a la lumière des textes et des expériences, autrement plus soucieuse d'humanité que nos modernes conventions et comportements sur les champs de bataille.

Pour illustrer ce propos, voici un document authentique, peu connu sinon de quelques orientalistes, d'une étonnante modernité et que nous restitue Amar Hamdani, spécialiste des problèmes de l'Orient méditerranéen.

Un lettré hispano-mauresque nommé Ibn Jobaïr a composé un récit fort curieux sur les rapports entre les musulmans et les chrétiens du XIIe siècle. Né vers 1145, ce personnage occupa de hautes fonctions dans l'administration impé­riale des Berbères Almohades, à Ceuta et à Grenade. Les circonstances inattendues qui l'amenèrent à écrire son livre méritent d'être rapportées.

Un jour, Ibn Jobaïr était occupé à rédiger une lettre sous la dictée du prince-gouverneur de Grenade. Ce dernier dictait tout en buvant du vin, malgré l'interdiction reli­gieuse. A un moment, le voilà qui tend au fonctionnaire un gobelet. Respectueux des préceptes coraniques, Ibn Jobaïr refusa de boire. Pris d'un subit accès de fureur, le prince l'obligea à boire sept coupes de vin, Mais l'instant d'après, tenaillé de remords, il remplit sept fois le gobelet de pièces d'or qu'il donna au secrétaire. Le malheureux Ibn Jobaïr se leva en titubant et jura qu'il consacrerait cette somme pour « expier sa faute » en accomplissant un pèlerinage à la Mecque...

L'événement, réel ou supposé, se serait produit en 1183. A ce moment-là, les derniers échos de la deuxième croisade (1147-1149) s'étaient quelque peu estompés. Mais déjà la préparation de la troisième croisade (1189-1192) faisait grand bruit en Méditerranée.


L’antagonisme islamo-chrétien n'était donc pas assoupi.

Pourtant, ce haut fonctionnaire de l'Empire musulman d'Occident va confier sa vie, à l'instar de dizaines d'autres pèlerins, à un Infidèle, à un capitaine génois pour faire la traversée de Ceuta à Alexandrie d'où il gagnera La Mecque. Le fait ne laisserait pas d'étonner surtout à une époque confuse où la Méditerranée était infestée de pirates et d'aventuriers 148 de tous bords. Mais il existait une sorte de droit coutumier de la mer, tacitement accepté par les chrétiens et les musulmans, qui interdisait d'attaquer des navires transportant des pèlerins, quelle que fût leur confession. Ce droit subissait sans doute des entorses ; néanmoins la majorité des hommes de mer s'y conformaient. D'où cette situation paradoxale qui faisait de la flotte chrétienne le principal moyen de transport des pèlerins musulmans...

Mais avant de suivre l'odyssée d'Ibn Jobaïr, il nous faut souligner un autre aspect de son témoignage : les indications qu'il fournit sur la navigation au XIIe siècle en Méditerranée sont d'une importance historique de premier ordre. Beaucoup d'historiens passés ou contemporains, en effet, ont écrit ou continuent d'écrire que la navigation en haute mer n'apparut qu'à la fin du XIIe siècle, dans la « mer intérieure ». Il est vrai que la boussole ne fut d'un usage maritime qu' à partir de 1250; il est vrai aussi que l'astrolabe ne fut couramment utilisé par les marins qu'au XIVe. Or, nous répète-t-on, la navigation hauturière est impossible sans ces deux instruments. Mais le témoignage et les descriptions d'Ibn Jobaïr apportent un démenti formel à cette affirma­tion : au moins dans les années 1180, l'on naviguait loin des côtes au point de les perdre de vue pendant plusieurs semaines consécutives.
C'est un exploit remarquable lorsque l'on sait que les marins de ce temps en étaient réduits, pour apprécier la vitesse de leurs navires, à examiner la rapidité d'écoulement de l'écume et la hauteur d'eau à l'étrave et, pour tenir un cap, à contempler le soleil ou les étoiles, quand le temps le permettait. Aucun instrument de mesure à bord, sinon parfois des sabliers ou des horloges à eau (clepsydres) d'une fiabilité douteuse... En somme cette navigation hauturière s'apparentait davantage à un jeu de colin-maillard extrêmement dangereux. Et pourtant les bateaux parvenaient à leur destination !


Le grand départ

Mais revenons au récit d'Ibn Jobaïr. Le grand départ eut lieu à Ceuta, le jeudi 4 mars 1183, peu après midi. Le bateau appartenait à des Génois qui trafiquaient régulièrement entre la Berbérie et l'Égypte. En général les navires, des nefs ou naves, étaient surtout destinés au transport des mar­chandises. Les commerçants affréteurs imposaient leurs conditions au patron dans un contrat écrit. Ils se réservaient pour leur usage personnel tout l'espace compris entre le deuxième mât et la poupe. Lorsqu'ils toléraient des passagers, pour compléter la cargaison, le nombre de ces derniers était rigoureusement limité (de cinquante à cent) et les femmes totalement exclues.

La vocation de navires mar­chands de ces nefs ne les prédisposait pas à offrir un confort aux passagers. En fait, les aménagements étaient inexistants et la vie à bord souffrait d'une atroce promiscuité. Parqués sur le pont par beau temps, les malheureux pèlerins se retrouvaient « en vrac » dans les cales de l'avant quand le temps se gâtait. Là, en l'absence de mains courantes ou de cloisons, hommes et objets étaient violemment projetés d'un bord contre l'autre par les mouvements brutaux du navire...

De Ceuta, raconte Ibn Jobaïr, le bateau remonta au nord en longeant la côte andalouse ; le vendredi 4 mars, il doubla Ibiza, puis Majorque, le lendemain et Minorque, le dimanche. « Nous perdons brusquement de vue la côte de cette île, ajoute le narrateur, et au début de la nuit du 8 mars, l'île de Sardaigne se dresse subitement devant nous, à un mille à peine.

Le navire aurait donc avancé à une vitesse remarquable, couvrant une distance de plus de 400 milles en moins de quinze heures.

Mais au cours de la nuit, la situation menace de tourner au drame : le vent d'ouest drosse irrésistiblement le navire à la côte qui n'est plus qu'à un mille. Puis le salut vint avec un vent de terre qui éloigne le bateau. Ce soulagement fut de courte durée. Le mardi matin, un orage éclate ; la mer est démontée : « Nous restons à louvoyer le long de la côte sarde jusqu'au lendemain.

Les marins ne savent plus très bien où ils se trouvent, car « la pluie ne nous laisse pas distinguer l'Orient de l'Occident La providence n'abandonne pas, cependant, les hommes perdus. Ils croisent un navire également chrétien. « Il vient vers nous jusqu'à nous doubler. On lui demande quelle est sa route, et il nous apprend qu'il se dirige vers la Sicile, venant de Carthagène, province de Murcie. Nous avions suivi, sans nous en apercevoir, la route qu'il venait de par­courir. Nous nous mettons à suivre son sillage, et nous voyons resurgir devant nous un coin de la terre de Sardaigne, car nous voici en train de revenir sur nos pas bout par bout. Nous atteignons un endroit de l'île appelé Qasmarka (cap Saint-Marc), qui est un mouillage bien connu des marins. Nous y jetons l'ancre en compagnie de l'autre navire, le mercredi après-midi. »

De ce passage, qui témoigne d'une navigation à tâtons, il ressort aussi que le capitaine génois tenait informés ses passagers de la route suivie et des lieux de relâche. Le mouillage dura jusqu'au dimanche 13 mars ; tout le monde en profita, qui pour renouveler l'eau, le bois et les provisions, qui pour réparer. Le narrateur nous apprend aussi qu'un des musulmans qui parlait la langue des marins, un idiome italien, descendit à terre et les accompagna en ville. Il y vit une troupe de captifs musulmans, « environ quatre-vingts, qui étaient en vente au marché »


En route pour Alexandrie

Profitant d'un vent favorable, le bateau leva l'ancre dans la nuit du mardi 15. « Dans le dernier quart de cette nuit, nous perdons de vue la côte sarde, une longue côte que nous avons suivie sur deux cents milles environ. » La navigation se poursuivit sans incident pendant toute la journée. Mais à la tombée de la nuit, les premiers signes inquiétants apparaissent : la houle se lève, accompagnée d'un vent fort de pluie « lancée sur nous comme des averses de flèches ».

La situation s'aggrave d'heure en heure ; l'angoisse monte. «Les vagues nous assaillent de toutes parts, semblables à des montagnes en marche. Nous passons la nuit entière dans cet état, où l'anxiété atteint son comble. » On espère que les éléments se calmeront au lever du jour. Espoir vain...

« Mais le jour vient, amenant avec lui une horreur plus grande encore et une angoisse tenaillante. La mer est de plus en plus agitée ; l'horizon s'assombrit jusqu'au noir, le vent et la pluie font rage, si bien qu'aucune voile n'y peut résister. On a recours aux petites voiles ; mais le vent s'en prend à l'une d'elles, la déchire et brise la pièce de bois à laquelle elle était attachée et qu'on appelle, dans le parler des Génois, la vergue. Alors le désespoir s'empare de toutes les âmes : les mains des hommes s'élèvent en imploration vers Dieu. Nous restons toute la journée dans la même situation, qui, au soir, subit enfin quelque répit, et nous voguons toute la nuit, à grande allure, avec vent dans les mâts (à mâts et à cordes, sans voile). »

La tempête a entraîné le navire non loin de la côte sicilienne. On admirera au passage la maîtrise des navigateurs qui ont su miraculeusement garder le cap 1 «De tous les passagers, capitaines chrétiens ou musulmans ayant l'expérience des voyages sur mer et de leurs périls, insiste Ibn Jobaïr, nul, dans ses aventures antérieures, n'avait été témoin d'une semblable tempête. Le récit s'en affaiblit à la raconter 1 » On se rend compte avec horreur qu'on a longé la mort, sous la forme de la côte méridionale de la Sicile, particulièrement dangereuse, sur plus de cent milles.

On relâche dans un mouillage pour colmater les dégâts subis par le bateau. Puis le 18 mars, on repart, direction au sud-est, dans l'espoir de tomber sur la Crète. Ce n'est- que quatre jours plus tard, à la tombée de la nuit du 22 mars, que la côte crétoise apparaît enfin. Là encore, on ne peut qu'admirer la connaissance des marins capables de se repérer malgré la ressemblance frappante des amers qui jalonnent les diverses côtes des grandes îles méditerranéennes.

De Crète le navire pique droit au sud et arrive en vue de la côte  libyenne le 23 mars. « Nous continuons notre route en gardant le continent à notre droite. Au matin du samedi 26, Dieu fait se dresser devant nous la joyeuse annonce du salut par l'apparition du phare d'Alexandrie à vingt milles envi­ron. A la fin de la cinquième heure de ce jour, nous jetons l'ancre dans le port de cette ville et nous y débarquons aussitôt. Nous étions restés trente jours à la surface des flots... »

 

Les tracasseries douanières

Cette éprouvante traversée horripila moins les pèlerins que l'accueil qui les attendait sur les quais d'Alexandrie. Avec son objectivité habituelle, Ibn Jobaïr décrit les incroyables tracasseries douanières dont ils furent victimes, lui et ses compagnons. Là encore la « modernité » des méthodes nous laisse pantois...

« L'un des premiers faits dont nous fûmes témoins ce jour-là, fut que les agents de la douane, au nom du prince (musulman) montèrent dans le navire pour prendre note de toute la cargaison. On fit comparaître un à un tous les musulmans qui s'y trouvaient; on inscrivit leur nom, leur signale­ment, et le nom de leur pays; on interrogea chacun d'eux sur les marchandises et sur les espèces qu'il avait avec lui, afin de lui faire payer l'impôt, sans s'inquiéter de savoir si le délai d'une année pleine s'était ou non écoulé depuis qu'il les avaient en possession (ce qui les eût dispensés de payer cet impôt). Or ces gens, pour la plupart préoccupés seulement d'accomplir le pèlerinage, n'avaient emporté avec eux que de quoi subvenir aux frais de leur voyage. Ils furent cependant mis en demeure de payer l'impôt sur le tout, sans autre formalité ! On fit débarquer l'un de mes compagnons afin de l'interroger sur les nouvelles de l'Occident et sur les marchandises du navire. Sous étroite surveillance, on le mena d'abord devant le prince, puis devant le cadi (juge), puis devant les chefs de la douane, et enfin devant un conseil d'officiers particuliers du gouverneur. Partout on lui fit subir un interrogatoire et on prit note de ses propos. Enfin, on le laissa aller son chemin... »

Ces méthodes policières draconiennes s'expliquent en partie par l'état des relations politiques entre l'Orient et l'Occident musulmans alors tout à fait mauvaises. Ibn Jobaïr est scandalisé néanmoins que l'on s'attaque ainsi à des pèlerins. Plus loin, dans son récit, il soulignera par opposition l'accueil bienveillant qu'il trouva dans les pays sous domination chrétienne. En attendant, le calvaire des pèlerins n'est pas fini à la douane d'Alexandrie.

« Les musulmans, ajoute le narrateur, reçurent l'ordre de débarquer leurs affaires et les provisions qui leur restaient. Sur le rivage, des agents étaient chargés de les mener à la douane, qui regorgeait d'une cohue de gens. Alors on se mit à fouiller dans toutes les affaires, ce qui avait une valeur et ce qui n'en avait pas ; on mêlait les unes avec les autres, on mettait les mains sur les ceintures pour s'enquérir de ce qui pouvait s'y cacher et, par surcroît, on obligeait les gens à déclarer sous la foi du serment s'ils avaient ou non autre chose que ce que l'on avait découvert sur eux. Au milieu de tout cela, une grande partie des affaires des gens disparaissait dans la mêlée des mains et la poussière de la foule. Enfin on les laissa aller après une terrible séance d'humiliation et de honte. Ce sont là sans doute des pratiques qui restent cachées au grand sultan Saladin ; car s'il en était informé, lui dont on connaît le sens de l'équité et du bien public, il les ferait cesser immédiatement. Espérons, du moins, que Dieu saura récompenser et réparer les humiliations des pèlerins. »

Du Caire la petite troupe se dirigea vers l'Arabie pour se rendre ensuite à La Mecque, objet du voyage. Nous laissons de côté les pérégrinations d'Ibn Jobaïr à travers le Proche-Orient pendant plus d'un an. Il visita Baghdad, Damas, Hama, etc. Nous le retrouvons au mois d'octobre 1184 à Saint-Jean d'Acre sur le point d'embarquer pour le voyage de retour vers l'Espagne.


Un appareillage difficile

Le voyageur se rendit d'abord à Tyr où on lui avait signalé l'appareillage imminent d'un bateau à destination de la Sicile. Mais après avoir examiné le navire, qui lui parut bien trop petit et peu sûr pour affronter la mer, il se décide à rejoindre Saint-Jean d'Acre : c'est là qu'il découvre « son » bateau : une grande nave, aux allures de forteresse flottante rassurantes. Mais cette fois, les musulmans ne sont pas les seuls pèlerins à embarquer pour retourner chez eux, le devoir accompli : il y a aussi des pèlerins chrétiens ! Image insolite, extraordinaire : les pèlerins des deux plus grandes religions, au nom desquelles on s'étripait consciencieusement à quelques centaines de kilomètres seulement de là, se confiant au même Dieu sur le même navire à la course incertaine. Certes, on ne se mélange pas : les chrétiens occupent un quartier du bord, les musulmans un autre ; le patron génois ne veut pas d'histoire ! Pourtant aux moments difficiles, lorsque le péril de la mort ne se soucie plus de distinguer entre sectateurs de Jésus et d'Allah, les gestes de solidarité s'esquissent, spontanément...
Le samedi 6 octobre 1184, écrit Ibn Jobaïr, nous montons à bord du navire, un grand vaisseau, en y apportant l'eau et les provisions. Les musulmans se ménagent leurs places à l'écart des Francs. Il s'y embarque une foule innombrable de Francs, dits Balagriyun, pèlerins de Jérusalem, plus de deux mille (sic). »
Embarquer ne veut pas dire partir : il faut attendre le vent propice pour pousser le navire vers le large ; le vent d'est si parcimonieux. Il n'y souffle qu'en deux brefs moments de l'année : au printemps, de la mi-avril à mai, et à l'automne à la mi-octobre, pendant une quinzaine de jours encore. La navigation est-ouest dépendait du caprice des éléments !
En attendant que le vent veuille bien se lever, les candidats au voyage passent la journée à bord et redescendent à terre pour y passer la nuit... Cette incertitude faillit jouer un mauvais tour à notre pèlerin :
« Pendant tout le temps que nous restâmes ainsi dans l'attente, nous passions la nuit à terre et nous ne rejoignons le bateau que par moments. Or à l'aube du 18 octobre, le navire mit à la voile que nous avions été passer la nuit à terre, selon notre habitude ; car il n'avait pas semblé aux marins génois que la journée fût favorable au branle-bas du départ. Nous avions manqué de prévoyance et oublié le proverbe selon lequel l'homme ne doit point quitter la selle de son cheval. Et le matin, plus de navire en vue ! De lui aucune trace. Nous louons aussitôt une grande barque à quatre rames, et nous nous mettons à sa poursuite en mer, ce qui n'est pas sans danger. Nous finîmes par le rattraper dans l'après-midi... »
Épisode tragi-comique ! Le capitaine ne pouvait évidemment pas courir le risque de gaspiller l'unique occasion en douze jours de lever l'ancre, quitte à laisser sur le rivage une partie de ses passagers. Ne courait-il pas lui-même le risque de rester hiverner en Orient ? C'étaient les aléas du trafic maritime au XIIe siècle...
Le vent fait reculer le bateau
Le vent d'est continua de souffler favorablement pendant cinq jours.

Mais voici que, brusquement, « le vent d'ouest, sorti de son repaire, se mit à souffler en plein front du navire. Le capitaine-pilote, un chrétien de Gênes, qui était habile en son métier et fort instruit de l'art de commander en mer, fit courir au navire des bordées, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans l'espoir de l'empêcher de reculer. Cependant la mer était calme et paisible. Mais à peu près au milieu de la nuit du samedi 27 octobre, le vent d'ouest fraîchit, brisa le fût du mât dit d'artimon et en précipita dans la mer la moitié avec les voiles qui y étaient attachées. Dieu nous avait protégés contre la chute qu'il eût pu faire sur le navire même, car il était aussi gros et lourd qu'une colonne. Les matelots s'y empressèrent aussitôt : on ploya les voiles du grand mât, et le navire s'arrêta dans sa course. On avertit par des cris les matelots préposés au canot attaché en remorque au bateau, et ils réussirent à atteindre la moitié du mât tombé à la mer et à l'en retirer avec les voiles toujours accrochées. Nous étions arrivés à une situation dont Dieu seul savait l'issue. Ils se mirent à ployer la grande voilure et ils fixèrent au mât d'artimon une voile dite dolon. Nous passâmes une nuit blanche, jusqu'à l'apparition du matin. Les marins se hâtèrent d'installer un autre mât qu'ils avaient en réserve. Mais le vent d'ouest n'en était qu'à sa première attaque et nous étions ballottés entre le désespoir et l'espérance... »

Cet incident qui faillit tourner à la catastrophe nous apprend des détails précieux sur la navigation et les manœuvres par gros temps. Ainsi, déjà à cette époque, les marins prévoyaient des espars et des voiles de remplacement. Ils savaient aussi marcher au vent debout en louvoyant...

Après la nuit blanche du samedi, le temps s'améliora progressivement. Le mercredi suivant, le vent était tombé et la mer se couvrit d'un léger brouillard. « Nous restâmes ainsi bercés à la surface d'une eau, pareille à un lingot d'argent, et nous croyions voguer entre deux cieux. C'est cet état que les marins appellent le calme plat. »

Les pèlerins chrétiens fêtèrent néanmoins la Toussaint dans la joie, en allumant des cierges. « Il n'y eut guère grand ou petit, homme ou femme, qui n'eût son cierge à la main. Leurs prêtres s'avancèrent pour faire la prière à leur tête dans le navire ; puis ceux-ci se levèrent l'un après l'autre pour les admonester et leur rappeler les règles de leur religion. Du haut en bas, le bateau resplendissait de lampes allumées. » Les femmes dont il est question ici étaient probablement celles des commerçants qui, eux, avaient le droit de voyager avec leur famille. Cette nuit de fête et de recueillement chrétien, sous l'œil bienveillant des pèlerins musulmans, se poursuivit jusqu'à l'aube. Mais le lever du jour n'apporta aucun changement atmosphérique : c'était toujours le calme plat. Ce ne fut que dans la nuit du dimanche que le vent du nord redonna vie au navire. Mais la situation devenait critique à bord.

« Depuis le jour de notre départ d'Acre, c'étaient vingt-deux jours complets que nous venions de passer à la surface de la mer. Si bien que nous avions perdu le sens humain et que nous étions tout près du désespoir et de l'abandon de nous-mêmes. Les gens n'avaient plus guère de provisions personnelles, mais par la grâce divine, ils se trouvaient comme sur une cité remplie de ressources. On y trouvait tout ce dont on pouvait avoir besoin : pain, eau, fruits et condiments, grenades, pastèques, poires, châtaignes, (etc.); la liste en serait trop longue; nous vîmes tout cela à vendre. »

Durant tout ce temps, les voyageurs perdirent totalement de vue la terre. « La terre ne se montra point à nous durant tous ces jours. Deux musulmans qui moururent furent jetés à la mer, et aussi deux pèlerins chrétiens ; il en mourut ensuite un grand nombre. L'un d'eux tomba vivant dans l'eau et il fut saisi par la vague, plus rapide que le trait de l'éclair. »


Le vent fait reculer le bateau

Enfin la terre apparaît le 13 novembre. Mais le vent d'ouest forcit et souffle en rafales « qui nous font tantôt avancer, tantôt reculer ». Les marins parviennent cependant à gagner un refuge et à jeter l'ancre dans une anse. On apprend que cette terre est en fait une île, Kasos ou Karpathos. Bientôt des insulaires se montrent et viennent proposer divers produits, viande et pain, surtout aux voyageurs. Le lendemain après-midi, on remet à la voile et le jeudi 15 novembre, les marins identifient la côte de Crète. Pendant ce temps, le vent reprenait des forces et la mer grossissait. Les jours suivants, le temps empira.

« Nous perdons de vue la côte crétoise et nous voguons sous un vent favorable du nord qui fraîchit et souffle violemment. Il fait voler notre navire sur les deux ailes de sa voile ; la mer se gonfle et ses flots prennent leur course... »

Personne ne sait où l'on se trouve précisément. Certains croyaient qu'on avait dérivé jusqu'au voisinage de l'Afrique ; d'autres disaient qu'on était revenu en arrière, vers la côte de Syrie; d'autres encore affirmaient qu'on n'était plus loin de... Constantinople ! Mais voici qu'une terrible tempête s'annonce, mettant provisoirement un terme aux supputations.

« La mer lance des vagues pareil­les à des montagnes qui frappent la coque et font vaciller le navire, tout grand qu'il est, comme la frêle branche d'un arbre. Il est élevée comme un mur, mais la vague se dresse aussi haut que lui et projette sur toute sa surface d'énormes masses d'eau. La nuit tombée, l'entrechoquement des vagues s'ac­croît. La violence du vent s'ag­grave : on cargue la voilure et on la réduit aux petits dolons, à mi-hauteur des mâts. Nous en venons à la désespérance de ce monde et disons adieu à la vie. Les vagues nous assaillent de tous les côtés et nous imaginons en être enveloppés. Quelle nuit ! A blanchir les tresses noires des chevelures... »

Le matin se lève enfin. « Mais ce fut pour nous trouver devant une rencontre affolante : nous apercevons à notre gauche la côte de Crète, ses montagnes se dressent devant nous, alors que nous les avions laissées à notre droite. Le vent nous avait fait dévier de notre route, alors que nous pensions avoir dépassé l'île ; elle est là devant nous et nous avons fait l'inverse du chemin projeté et désiré... Nous nous abandonnons à la destinée et avalons, gorge serrée, le breuvage du malheur... »


Naufrage devant Messine

Le navire n'eut plus qu'à virer de bord pour se remettre sur sa route. Cet épisode illustre bien l'incertitude de la navigation et aussi la folle témérité des marins de cette époque ! Le temps se calma dans les jours suivants et l'on fit relâche dans une rade d'une des îles grecques. Cinq autres navires se réfugièrent aussi dans cet abri, dont deux venaient d'Alexandrie. Ceci nous montre que, tout compte fait, le capitaine génois devait bien connaître sa route et qu'il était capable, après une tempête, de se dérouter vers un mouillage pour réparer. Passagers et marins mirent à profit cette halte imprévue pour renouveler les provisions ; des échanges se firent entre les navires et les insulaires, sans qu'aucun incident fût à noter.

Le 26 novembre, le vent est favorable et l'on repart vers le nord-ouest. Quatre jours plus tard, la terre sicilienne était en vue. Mais de nouveau, la tempête se lève et éloigne le navire de son but. On affale toutes les voiles et le navire est le jouet des éléments déchaînés. A l'aube il n'y avait plus de terre en vue... Finalement le 7 décembre au soir, les navigateurs se trouvent en face de la Grande Terre (l'extrême sud de l'Italie), avec un vent d'est assagi. On se rapproche de la terre sans difficulté. L'ancre est jetée dans une petite rade calabraise.

« De nombreux pèlerins chrétiens débarquent, échappant ainsi à la disette que le manque et la pénurie de provisions infligeaient aux passagers du bateau. Pensez que nous en étions réduits à une ration d'une livre de pain desséché que nous avions à nous partager entre quatre, en l'humectant d'un peu d'eau, et dont il fallait bien se contenter. Chacun des pèlerins qui débarquèrent vendit ce qui lui restait de provisions et les musulmans s'entendirent amicalement pour acheter tout ce qu'il était possible... »

Deux jours plus tard, le bateau quitte le mouillage et se dirige vers le détroit de Messine, dont la traversée « est des plus dangereuses qui soient D. C'est alors que va se produire le drame, le naufrage.

« Notre vaisseau continua sa course, poussé rudement par le vent du sud, la Grande Terre étant à notre droite et la terre de Sicile à notre gauche. Au milieu de la nuit du dimanche 9 décembre, nous étions à la hauteur de la ville de Messine, quand les hurlements des matelots viennent tout à coup nous apprendre que le vent pousse de toutes ses forces le navire vers l'une des deux terres, et qu'il va y heurter. Le capitaine fait aussitôt amener toutes les voiles ; mais la voile du mât d'artimon ne descend pas et, malgré leurs efforts, les marins ne réussissent point à vaincre la force du vent qui enfle la voile. Après leurs efforts inutiles, le capitaine armé d'un couteau lacère et déchire la voile morceau par morceau dans l'espoir d'arrêter la marche mortelle vers la côte. Au cours de cette manœuvre difficile, le bateau racle de la quille sur le fond et le touche de ses deux gouvernails, qui sont les deux jambes avec lesquelles on le dirige (sic!). Une terrible clameur s'élève du navire : c'est la venue de la grande calamité, la brèche que l'on ne peut réparer, la sourde catastrophe qui brise notre résignation. Les chrétiens se frappent la poitrine à coups répétés ; les musulmans prient et s'en remettent à la décision de leur Maître... Le vent et les vagues s'acharnent si bien à heurter le navire qu'ils cassent le gouvernail. Le capitaine fait lancer une des ancres dans l'espoir de le retenir, mais sans succès. Il en fait couper la corde et l'abandonne à la mer... »


L'intervention du roi Guillaume

Cependant, le sauvetage ne tarde pas à être organisé. Les matelots du bord accostent tant bien que mal la barque de remorque. On y transborde en priorité les femmes, les enfants et les commerçants avec leurs bagages. Pleine à ras bord, la barque s'élance vers la côte. Sous la violence du choc contre la terre, elle se brise et ne servira plus... A bord du navire naufragé, il reste encore beaucoup de monde : pèlerins musulmans et chrétiens en danger de mort.

Sur le navire, tous sont sur le pont. « Nous regardons avidement, raconte Ibn Jobaïr. Nous avons devant nous la ville de Messine, à moins d'un demi-mille, et un obstacle infranchissable se dresse entre elle et nous. Le soleil se lève. Des barques arrivent à notre secours, car l'alerte a été donnée en ville. Le roi de Sicile, Guillaume, est sorti en personne, avec une troupe de ses gens, pour veiller à l'événement. Nous descendons bien vite dans les barques auxquelles la violence des vagues interdit d'accoster le navire. Nous y embarquer, c'est mettre le sceau à notre immense angoisse. Nous trouvons enfin le salut sur la terre ferme...

« Les gens perdirent une partie de leurs affaires, mais leur retour les consola du butin absent. Un fait extraordinaire dont nous fûmes informés, c'est que le roi chrétien aperçut les musulmans pauvres qui attendaient dans le navire, faute d'avoir rien à donner pour débarquer; car les patrons des barques faisaient payer cher aux gens leur délivrance. Comme il s'infor­mait d'eux, on lui exposa leur situation, et il fit donner cent « quarts de sa monnaie, ce qui leur permit de débarquer ».

Ce geste humanitaire du roi Guillaume fut longtemps cité en exemple tant en pays chrétiens que musulmans. Quant à la cupidité des sauveteurs, elle était pratique courante et partout. Du reste, Ibn Jobaïr ne s'offusque pas : elle confondait dans sa rapacité les pèlerins de toutes confessions !

L'intervention de Guillaume ne sauva pas seulement les pèlerins désargentés. « Ce fut une chance que ce roi fut présent, ajoute Ibn Jobaïr, sinon tout ce qui se trouvait dans le navire eût été pillé. Il aurait pu arriver aussi que tous les musulmans qui y étaient fussent réduits en esclavage, car telle est leur coutume... »

Les pèlerins furent chaleureusement accueillis par leurs coreligionnaires siciliens : à cette époque, nombreux étaient encore les musulmans dans l'île, reconquise par la chrétienté depuis peu. Dans l'entourage même du roi, les principaux personnages étaient de confession islamique : il ne leur était demandé qu'une discrétion dans leurs pratiques religieuses!

Homme de culture, Ibn Jobaïr saisit cette occasion inattendue pour visiter longuement la Sicile. Il séjourna à Palerme et à Trapani, notamment, d'où il gagna, toujours à bord d'un bateau chrétien, l'Espagne. Son odyssée aura duré deux ans et demi.

Amar HAMDANI

 

 

 

 

 

 

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