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BELGISCHE MARITIEME LIGA vzw. |
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Samedi 25 mai 1720, à Marseille. Un jour de printemps où la mer retrouve ses tons d'été, se réchauffe, s'alanguit le soir, tandis que le vent s'assoupit en quelques risées furtives. Au Sud, du côté de l'abri de Montredon, des pêcheurs fixent bout à bout les filets qui vont constituer la complexe structure de la madrague. D'ici quelques jours, les bancs de thons rouges vont, dans leur migration annuelle, s'y engager avec une docilité aveugle, pour se faire capturer dans la "chambre de la mort" : un quadrilatère de mailles fermé de toutes parts où les poissons seront habilement gaffés et viendront rougir le pont des lourdes ayssaugues menées à l'aviron, au milieu des cris et des chants. Portée sur une carte dressée en 1720 par les hydrographes Michelot et Brémond, la madrague de Montredon complète une série d'autres dispositifs du même genre installés autour de Marseille, à l'Estaque, à Genest ou, sur la côte Bleue, à Sainte-Croix et Carro. Cet après-midi-là, entre l'archipel de Riou et les fies du Frioul, des voiles ponctuent la mer : gréement carré des pinques, ces bateaux de charge appelés pincous en Provence, triangulaire des tartanes et des petits mourres-de-pouar calant leurs filets, ou d'une galère profitant de la brise portante, qui accorde quelque répit à la chiourme. Peut-être les pêcheurs de Montredon ont-ils remarqué l'un de ces bateaux, plus grand que les autres, venant de l'Est après avoir doublé les hauteurs calcaires de l'île Maire qui déborde le cap Croisette. C'est une flûte à la mode hollandaise à phares carrés, longue de 35 mètres avec un pont très étroit au niveau de la dunette et un arrière généreux, au point d'être volontiers comparé à des "fesses de poissonnière", un type de bâtiment qui, au début du xviiie siècle, connaît encore une étonnante faveur auprès des négociants et des armateurs marseillais. Doté d'un tirant d'eau modéré et relativement facile à manoeuvrer avec une voilure simple et bien divisée, c'est un navire aux performances moyennes, mais capable de transporter au meilleur coût un fret assez important. Et chargé, le Grand Saint-Antoine — c'est le nom qui orne sa poupe — l'est tout particulièrement ! Au terme d'un voyage de dix mois et trois jours, il ramène depuis Seyde — l'actuelle Saïda, au Liban — 242 balles de coton dit "de laine", 195 balles de coton fin, 157 balles de coton filé de Jérusalem, de la bourre de Damas, des sacs de cire et des dizaines de ballots de soie. Toute cette marchandise est entreposée au-dessus d'un grenier de sacs de cendre calés entre les varangues et prévus pour absorber l'humidité des fonds, tout en jouant le rôle de lest complémentaire.
En beaucoup d'endroits, cette partie de Marseille est un véritable cloaque aux masures délabrées où, par chance, le mistral qui se glisse d'un passage à l'autre, apporte un air aussi frais que bienvenu. Une de ces ruelles, qui sera d'ailleurs un des points de départ de l'épidémie de peste, est la rue de l'Echelle, dont l'historien Augustin Fabre dira : "Hideuse à voir, pleine d'une population souffrante, crasse, promiscuité, hygiène inexistante : quel meilleur terrain pour le développement du mal contenu dans les soutes du Grand Saint-Antoine ?" Au fond du port, sur l'actuel quai des Belges et vers la paroisse de Saint-Ferréol-les-Augustins, commencent les beaux quartiers, ceux des nobles et des riches négociants. Ces derniers passent leur journée dans la salle de la Loge, au rez-de-chaussée de l'hôtel de ville pour y traiter leurs affaires. Puis ils regagnent le soir leurs belles demeures et leurs allées ombragées, dans ce nouveau Marseille qui s'ouvre vers l'Est. Sur le quai, aujourd'hui occupé par les étals de truculentes poissonnières, c'est le domaine des chantiers navals, avec leurs scieurs de long, leurs calfats, leurs poulieurs et autres mâteurs. Il y a aussi les auffiers qui mettent à tremper dans la mer les fibres d'une plante de la colline appelée en provencal aine, pour l'assouplir et en faire des cordages. Une activité très pratiquée dans une minuscule calanque qui se trouve aujourd'hui en plein cœur de la ville : le Vallon-des-Auffes. Plus loin, vers l'intérieur, c'est campas, comme disent les vieux Provençaux. La campagne, les vergers, les petits champs de vigne entrecoupés d'oliviers et d'amandiers, les bastides blanches disséminées en direction d'Aubagne, de Cassis ou de Montredon. Autour de quatre grandes formes aménagées pour la construction des galères, des ateliers de serrurerie, des forges, des magasins et un hôpital sont construits. Sur le quai même, dit de Rive-Neuve, deux bâtiments de 450 mètres de longueur ferment l'arsenal et abritent la corderie et le bagne où, à la fin du xviie siècle, sont confinés près de douze mille galériens. Sur les 195 hectares du site cohabitent en outre cinq mille matelots et soldats, deux mille officiers d'épée, deux cents officiers de plume, commis et écrivains, sans oublier près de deux mille cinq cents maîtres-ouvriers, compagnons, gardes et manoeuvres. Une véritable ville dans la ville ! Peu avant la peste, l'arsenal atteint son apogée, avec plus de quarante galères mises en hivernage et entretenues d'octobre à mars, parée5‘,,pour le service du roi dès les premiers beaux jours de printemps. Point d'orgue de cette période faste : en 1679, à l'occasion de la visite de Jean-Baptiste Seignelay, fils de Colbert et secrétaire d'Etat à la Marine, une galère est assemblée et mise à flot en vingt-quatre heures ! Héritières d'une tradition plurimillénaire, les galères n'en sont pas moins de plus en plus démodées face aux vaisseaux de tonnage toujours plus important et aux bordées de leurs bouches à feu. En 1748, le corps des galères de France sera supprimé, l'arsenal abandonné, puis détruit et, en grande partie, rasé.
Plutôt que dans l'écho des canonnades, c'est dans son dynamisme marchand qu'il faut rechercher la destinée maritime de Marseille, appelée en ce début du )(Ville siècle à un avenir prometteur, et qui connaît un essor commercial sans précédent. Ce n'est pas par hasard que le cartographe Nicolas de Fer l'appelle "ville considérable de Provence et fameux port". Dès mars 1669, Colbert affranchit la cité et lui accorde le monopole du commerce avec le Levant. Le ralentissement des affaires causé par la guerre d'Espagne ne dure pas, et très vite de nouveaux personnages, les négociants, vont jouer un rôle de plus en plus prépondérant A la fois courtiers, marchands, banquiers, mais aussi armateurs, ils donnent à Marseille un tel élan, qu'ils vont, des décennies durant, en tenir d'une main ferme et avisée les destinées économiques. Peu avant la peste, la ville a accédé au rang de premier port de Méditerranée, après avoir supplanté la concurrence directe de Livourne. Une partie des échanges se fait avec l'Italie et l'Espagne, et une percée s'amorce à cette époque vers le Ponant et les pays du Nord de l'Europe. Mais pour l'essentiel, les activités sont résolument tournées vers le Levant et la Méditerranée orientale. Quatre pays commercent principalement avec Marseille : la Syrie, l'Egypte, la Grèce et l'Asie Mineure, autrement dit la Turquie. Autant de régions dont les côtes sont jalonnées par les "Echelles", une poussière de ports plus ou moins bien abrités, répartis entre Constantinople, au Nord, et Alexandrie, au Sud. Ce sont des comptoirs assidûment fréquentés par les navires marseillais et qui constituent autant de terminus pour les denrées les plus diverses acheminées par caravanes depuis l'Arabie, les Indes et les confins d'un Orient encore mystérieux. Le mot "Echelle" vient du turc Iskelt qui désignait une jetée bâtie sur pilotis et à laquelle on accédait par une volée de marches. Il semble que les Ottomans aient eux-mêmes forgé ce terme à partir du mot latin scala, qui désignait un simple débarcadère. Ainsi, à Smyrne, Alexandrette, Seyde, Tripoli (de Syrie), ou Larnaca à Chypre, Marseille a installé toute une infrastructure de résidents : consuls, correspondants des maisons de négoce, associés, officiers en poste, médecins... Au côté de ces notabilités, les drogmans sont des interprètes indispensables qui par leur connaissance des différentes langues et idiomes de Méditerranée orientale, notamment le turc, le persan et l'arabe, permettent toutes les transactions aux Echelles du Levant, véritables traits d'union entre les marchands locaux, les négociants et les capitaines provençaux. Au départ de Marseille, les navires emportent vers les Echelles des articles aussi divers que du bois, du papier, des liqueurs, du fer en barre et des draps. Leurs cales sont également remplies de morues salées amenées de Terre-Neuve par des navires bretons, de corail rouge pêché en Corse et très apprécié en Orient où il sert de monnaie d'échange et de matière précieuse pour la fabrication de bijoux. Ils transportent aussi de la cassonade importée du Brésil, des colorants d'origine américaine : indigo, cochenille et bois .tinctoriaux. Sans oublier les produits manufacturés regroupés sous l'appellation de pacotille : armes, outils, etc. Les marchandises embarquées au Levant sont d'une diversité tout aussi grande : du blé aux peaux de lièvres, des cocons de vers à soie à l'encens, du poil de chameau aux raisins secs, de l'huile à la gomme arabique, des balles de coton au séné. Tout un éventail de produits qui fleurent bon l'exotisme et qui contribuent au surnom de "Porte d'Orient" donné à Marseille. Sur le quai s'alignent les pyramides de blé aux tons dorés, les ballots de peaux aux senteurs pénétrantes, les sacs de raisins secs à demi éventrés. Chaque débarquement offre un véritable voyage des sens et prend des allures d'inventaire de quelque caravansérail brusquement reconstitué à ciel ouvert à deux pas du fort Saint-Jean. Il y a aussi d'autres importations, moins évocatrices, mais qui pèsent lourd dans la balance commerciale des négociants : les huiles, la cire et, surtout, les textiles bruts et filés (coton, laine de mouton, fil de chèvre), les soieries les plus délicates, les toiles d'indienne, comme on appelle alors une étoffe de coton peinte ou imprimée aux Indes et dont la France raffole. Sans oublier le café, connu dans tout le Royaume grâce aux marchands marseillais. C'est l'un d'eux, du nom de La Roque, qui ramena de Constantinople ce qu'on appelait le moka. Dès 1660, plusieurs drogueries, ces magasins spécialisés dans les produits d'Orient, vendent à Marseille les grains qui servent à confectionner le nouveau breuvage. En 1671, près de la maison de la Loge — actuel hôtel de ville —, s'ouvre la première échoppe de dégustation, quatre ans avant le café Procope à Paris. Juste avant la peste, les négociants marseillais importent du Levant six cents tonnes de grains, qu'ils redistribuent jusqu'à Hambourg et Amsterdam. A Marseille, la consommation de la boisson nouvelle fait tellement fureur qu'un médecin rédigera une thèse intitulée "L'usage du café est-il nuisible aux Marseillais ?" En 1720, la plupart des bateaux amarrés dans le port de Marseille sont de dimensions relativement réduites, d'une jauge généralement comprise entre dix et deux cents tonneaux. Rares sont les unités de trois à cinq cents tonneaux ou plus, comme il s'en trouve alors dans les ports atlantiques, aptes à affronter les houles des longues routes océaniques. La flotte marchande du Levant se divise en deux catégories principales. La première regroupe les bâtiments de taille moyenne, tel le pinque, de 200 à 300 tonneaux, doté de fonds plats et d'un maître-bau généreux, gages d'une bonne capacité de charge. Spécialité marseillaise au siècle précédent, on trouve encore la polacre, de 100 à 150 tonneaux, rapide grâce à ses formes assez fines, sa proue élancée et ses trois mâts à pible. Enfin, le brigantin, le senault, la corvette et la barque, de quelque 100 tonneaux, tous bons porteurs, gréés carrés ou latins, manoeuvrés par des équipages de six à douze hommes. D'abord, un bateau rapide peut effectuer des rotations brèves et donc plus fréquentes, d'où un abaissement du prix du fret. Ensuite, sur une mer à l'humeur aussi inconstante que la Méditerranée, une belle marche permet de profiter au mieux des conditions favorables pour faire de la route sans perte de temps. Enfin, la vitesse est souvent le seul moyen d'échapper aux Barbaresques et, pour l'équipage, de ne pas finir sur les bancs de chiourme d'un chébec ottoman. Même si l'artillerie embarquée est des plus réduites : deux ou quatre bouches à feu à bord d'une polacre, généralement des pierriers ou de petites caronades au calibre aussi limité que leur pouvoir de dissuasion...
En 1670, environ quatre-vingts appareillages vers le Levant sont enregistrés à Marseille. A la veille de la peste, ce chiffre est passé à plus de deux cent soixante. Les départs s'échelonnent sur presque toute l'année, les capitaines évitant toutefois de partir en début d'hiver et de printemps, périodes où les conditions météorologiques en Méditerranée sont des plus hasardeuses. Durant les mois creux, l'animation du port est assez réduite. Les rotations s'étalent généralement sur quatre à six mois de mer, auxquels il faut rajouter la durée des escales aux Echelles. Aussi, le plus souvent, un navire effectue un seul aller-retour annuel, ou deux dans le meilleur des cas. A l'aller, l'itinéraire est défini d'abord par les conditions météorologiques et les nouvelles qu'on a des mouvements des pirates. Généralement, sitôt quitté le golfe de Marseille, le bâtiment fait route vers le Cap-Corse et franchit, dès le début de son périple, une première zone à risques située entre la Corse et la Toscane. Un secteur très apprécié du Barbaresque pour y tendre ses embuscades, caché derrière la Giraglia, au détour d'une pointe de l'ile de Capraia ou dans une crique de l'île d'Elbe. Dans les archipels grecs, les navires marseillais ont leurs habitudes et relâchent presque toujours à Milos, Mykonos ou Chio, histoire de vérifier une nouvelle fois le gréement, et de refaire de l'eau et des vivres, avant l'étape finale vers l'une des Echelles de Turquie, de Syrie ou d'Egypte. Certains capitaines préfèrent toutefois infléchir leur route vers le Sud et faire escale à La Canée, sur l'île de Candie (aujourd'hui la Crète), qui retrouve alors le rôle de repère et de carrefour maritime qui était le sien dans l'Antiquité. Enfin, l'arrivée à destination est souvent prétexte à des réjouissances qui saluent la fin heureuse d'une traversée dont, bien entendu, le déroulement est resté totalement inconnu à l'Echelle, si ce n'est par quelque nouvelle communiquée par le capitaine d'un autre navire rencontré et arrivé plus tôt. S'ouvre alors une longue période d'immobilisation, avec le déchargement de la cargaison embarquée à Marseille, l'attente du fret de retour et son embarquement. Autant dire plusieurs semaines d'oisiveté semi-forcée pour l'équipage, avant de pouvoir, beau temps aidant, reprendre la mer. L'itinéraire du retour est souvent le même qu'à l'aller, avec toujours, les modifications entraînées par les circonstances et les imprévus : coup de Meltem dans les Cyclades, calmes au Sud de l'Italie, annonce. de la présence d'une croisière anglaise au large de la Tunisie. Pour entreprendre de tels périples, la navigation n'a pas vraiment changé depuis l'Antiquité. On navigue à l'estime, en appréciant aussi exactement que possible la vitesse du bateau et celle des courants. Le succès ou l'échec d'une traversée dépend beaucoup d'un personnage clé, le pilote. Celui-ci doit avoir une connaissance aussi affinée que possible du rivage, des baies, des îles, des caps et des écueils, le navire naviguant souvent en vue de terre, sauf lors de certaines traversées, comme entre les côtes de Provence et la Corse, dans le golfe de Gênes, ou encore en mer Ionienne pour rallier les premiers contreforts grecs depuis le Sud de la péninsule italienne. Le pilote doit être un bon connaisseur des conditions de temps spécifiques à chaque zone de navigation selon la saison, notamment en ce qui concerne les coups de vents dominants. Enfin, il doit aussi savoir apprécier les risques d'embuscade que dissimule telle passe ou tel promontoire, et être en mesure de déterminer si une voile aperçue au loin est amie ou suspecte. Les voyages au Levant se caractérisent par leur lenteur, due en grande partie aux caprices de la brise. Vent portant et peu chargée, la barque Sainte-Thérèse mettra quatre jours pour se rendre des Dardanelles à la Crète. Peu après, le même trajet sera effectué par une polacre en trois mois, les vents contraires et les calmes se succédant, au désespoir de l'équipage ! Parti de Smyrne, en Turquie, le patron de pinque Thévenot mettra soixante-dix jours pour rallier Alexandrie, dont cinq semaines dans l'attente d'un vent favorable... Une traversée qu'au portant un bateau peut boucler aisément en moins de six jours. Au cours du voyage, on s'ennuie ferme et divers jeux sont organisés pour tuer le temps. Sur le plan du confort, les conditions offertes aux passagers sont pratiquement identiques à celles de l'équipage, c'est-à-dire des plus précaires. Un voyageur expérimenté, du nom de Tournefort, estime que l'objet indispensable pour affronter ces traversées est le capot des matelots, sorte de pèlerine en poil de chèvre dotée d'un capuchon. "Ce meuble, explique-t-il, me semble nécessaire non seulement aux mariniers mais à tous ceux qui vont sur la mer. On s'en sert au besoin pour matelas et pour couverture. Avec un capot, vous pouvez vous asseoir et vous coucher où vous vous trouvez et sans que cela poisse vos habits. S'il pleut ou s'il vente, vous pouvez aller à l'air avec votre capot et vous ne craignez sous lui ' ni l'eau ni le froid." Quel luxe !
Au début du )(ville siècle, les connaissances médicales ne sont pas encore suffisamment avancées pour soigner la peste de façon efficace. Les symptômes et leur évolution sont en revanche assez bien connus, notamment les bubons et les charbons, ces inflammations purulentes caractéristiques de la peste bubonique, celle qui, transmise par les puces du rat, va frapper Marseille. Mais le mal et ses conséquences apparaissent toujours comme une sorte de châtiment divin. Déjà dans l'Antiquité, Hippocrate disait à ses disciples qu'en médecine toute explication surnaturelle devait être rejetée, avec une seule exception, la peste, qui, selon lui, prenait sa source dans la vengeance des dieux. En 1720, les idées n'ont guère évolué et s'appuient encore sur un arrêt du parlement de Provence, lequel, pour conjurer le fléau, "enjoint à tous les habitants des villes et des lieux lorsqu'ils ouïront sonner la cloche à sept heures du matin, midi et quatre heures, de se mettre à genoux et de faire la prière à Dieu accoutumée". Du point de vue clinique, de nombreux médecins expliquent alors le mal par un brutal épaississement du sang, sous l'effet d'un venin pestilentiel, avec pour conséquence de graves troubles au niveau du cerveau et des poumons et, le plus souvent, la mort au bout des souffrances. Pour faire face à la peste, la seule thérapie valable reste l'isolement total, sans la moindre faille, pour se maintenir hors de portée de tout risque de contamination. Les navires provenant de régions et de pays sensibles, où la peste est une réalité endémique, sont donc soigneusement repérés et isolés. Un cordon sanitaire est mis en place, qui interdit à tout navire en provenance du Levant de toucher terre en Sicile, en Sardaigne, en Corse et sur un immense linéaire de côte allant de Venise à Cadix, en passant par toute la botte italienne, la Provence, le Languedoc et le littoral de la péninsule ibérique. Seuls quelques ports sont dotés de l'infrastructure nécessaire pour accueillir les bateaux et, au besoin, les repousser : Raguse, Venise, Ancône, Messine, Malte, Naples, Livourne, Gênes, Toulon, Barcelone, Valence et Marseille qui, au début de 1720, constitue un exemple reconnu à l'échelle internationale en matière de protection contre tout risque d'infection venu de la mer. Depuis l'Antiquité, la ville a déjà été touchée par une vingtaine d'épidémies, dont celle de 1347 et celle de 1649, laquelle s'est soldée par huit mille morts —moindre mal, serait-on tenté de dire.
La mise en quarantaine C'est ensuite le port de la quarantaine, aménagé sur la face Sud de l'île Pomègues, dans l'archipel du Frioul, appelée au début du xvme siècle île Saint-Jean. Dans cette calanque assez étroite, trente-cinq navires peuvent mouiller sans trop emmêler leurs orins. Le dispositif marseillais comporte deux autres sites de quarantaine, plus petits, l'un situé près de l'Estaque, l'autre à l'île de Jarre qui, tout au Sud du golfe, fait partie de l'archipel de Riou. Dès son arrivée, à l'occasion d'un véritable interrogatoire portant sur la nature de sa cargaison, les navires rencontrés, les incidents survenus au cours de sa croisière — embarquement de nouveaux passagers, désertion d'un matelot —, ou les éventuels décès à bord, le capitaine remet ses patentes aux intendants du Bureau qui statuent sur son sort. Un bâtiment ramenant ne serait-ce qu'une seule patente bru te observera trente-cinq à cinquante jours de quarantaine. En général, le tarif est de trente-deux à trente-cinq jours pour l'équipage et les éventuels passagers, et de deux pleins mois pour les marchandises. Les négociants qui attendent leur fret ont beau plaider leur cause, les décisions du Bureau sont sans appel. Un tel système défensif est tout à fait justifié. Durant tout le xviiie siècle, Marseille a reçu pas moins de 16 153 navires en provenance du Levant, parmi lesquels cent soixante ont été effectivement contaminés par la peste lors d'une escale à une des Echelles du Levant. Chiffre effarant ! En cent trente ans, entre 1716 et 1845, la peste s'est déclarée dans le lazaret à vingt-trois reprises. Vingt-deux fois, grâce à la rigueur de l'organisation mise en place, elle est restée confinée dans les enclos où les tissus étaient "purgés". Malheureusement, il y a eu le cas du Grand Saint-Antoine.
Là se situe une première anomalie. Les réparations terminées, Chataud achète à bas prix un lot de cordages et une vieille voile, bien que, par honnêteté, le vendeur lui ait fait savoir que ce matériel provenait d'un vaisseau anglais dont, semble-t-il, l'équipage avait été décimé par la peste. Peu avant d'appareiller, le 27 mars 1720, il rend visite à Monke Noulte, le consul en poste à Tripoli et retire sa patente, nette elle aussi. Après avoir embarqué quelques passagers, dont cinq Turcs, le Grand Saint-Antoine prend la mer le 3 avril, et fait route sur Chypre. Mais le surlendemain, l'un des Turcs est retrouvé mort, affalé sur un tas de cordages. Le chirurgien du bord examine la victime et conclut qu'elle a dû s'étouffer en dormant. Fort de ses deux patentes nettes, Chataud ne s'inquiète pas particulièrement de l'incident. A Larnaca, l'escale suivante, il retire auprès du consul Wiet sa troisième patente, tout aussi nette que les précédentes. Mais le temps presse et il fait voile directement sur la France. Le 25 avril, l'un des matelots se plaint d'oppression de poitrine, symptôme ressenti le lendemain par un autre membre de l'équipage. Le chirurgien du bord se contente de diagnostiquer dans l'un et l'autre cas une sorte de fièvre, due sans doute à la fatigue accumulée depuis le départ de Seyde. Deux jours après, les deux hommes meurent. Le 2 mai, le chirurgien tombe malade à son tour et expire dans la journée, suivi presque immédiatement par deux autres matelots.
Puis, tout va aller très vite. Deux jours plus tard, les marchandises sont acheminées aux infirmeries, soit aux portes de Marseille. Les balles de toiles et les cotons filés — qui constituent la cargaison la plus fragile et la plus coûteuse — sont ouvertes et mises en gerbiers. Le reste, d'une valeur bien moindre, ira à Jarre. C'est probablement à ce moment que la déclaration initiale de Chataud a été falsifiée, comme l'atteste une pièce conservée aux archives départementales des Bouches-du-Rhône. En marge du texte, les mots "avec patentes" sont rajoutés, ainsi qu'un codicille révélateur : "Ayant déclaré que les gens de son équipage qui sont morts tant en route qu'à Livourne sont morts de mauvais aliments..." Il est aujourd'hui à peu près certain que Chataud n'a pas été informé de ces petites modifications apportées à ses dires. Quant au rajout "avec patentes", il sous entend dans le parler de l'époque "avec patentes nettes". La bonne conscience chancelante du Bureau de la santé apparaît ici clairement. Le 31 mai, trois bâtiments arrivent à Pomègues, en provenance du Levant. Partis peu de temps après le Grand Saint-Antoine, l'Aventurier, précisément en provenance de Seyde, le Saint-Joseph, arrivant d'Acre, et la Viergede-la-Garde, de retour d'Alexandrie, ne produisent que des patentes brutes ! Et pour comble, la cargaison de Chataud est maintenue aux infirmeries, non plus en partie, mais dans sa totalité. Une volte-face des intendants de santé, qui laisse deviner toute l'influence qu'exercent sur eux les négociants et les échevins propriétaires du fret. Le 13 juin, le gardien du navire meurt A nouveau pressenti, le chirurgien Gueirard l'ausculte et le déclare "mort de vieillesse". La sinistre farce continue. Le soir-même, les passagers de Chataud sont autorisés à quitter les infirmeries ; les uns restent à Marseille, les autres remontent sur Paris et la Hollande. Comment ne pas éprouver un frisson rétrospectif à la pensée de ces gens, peut-être porteurs de la peste, lâchés sur les routes d'Europe ?
Or, dès l'automne, l'épidémie ralentit progressivement ses ravages, inexplicablement. En octobre, 552 malades sont admis à la Vieille Charité, puis 181 le mois suivant, et seulement 53 en février 1721. Simultanément, le nombre des guérisons augmente, et Marseille revit aussi vite qu'elle a sombré dans le cauchemar. Sous l'impulsion de Langeron, chef d'escadre des galères, la ville est débarrassée des stigmates laissés par quatre mois d'horreur. On nettoie les rues les plus touchées, on chasse les pillards de maisons abandonnées. Marseille entre en convalescence et en 1723, ses activités portuaires reprennent leur cours normal. Bien vite, le dynamisme des négociants va se traduire par un nouvel essor commercial. Hors de la ville, la peste a décimé une partie des alentours, frappant Aubagne, Cassis, Château-Gombert puis Bandol et Toulon, gagnant Arles, le Vaucluse et les premières terres du Languedoc, avant de s'éteindre et d'épargner ainsi le reste du pays. Encore visible par endroits dans le Vaucluse, un "mur de la peste " en pierres sèches avait été érigé, telle une frontière dérisoire destinée à endiguer le mal.
Envoyé avec son équipage, ou ce qu'il en reste, à l'île de Jarre, le Grand Saint-Antoine va y rester immobilisé au creux d'une petite crique, dans un décor austère de calcaire blanc, sauvage et peuplé de centaines de goélands. Curieusement, les marins, exposés au soleil, au vent et s'alimentant de poissons et d'oeufs d'oiseaux, vont presque tous survivre. Tout comme Jean-Baptiste Chataud qui, lui, sera transféré dans une cellule du château d'If, d'où il multipliera les missives envoyées au régent pour plaider sa cause, en vain. Deux lettres signées de sa main et conservées aux Archives nationales attestent qu'en mars 1722, il croupit toujours dans sa geôle. L'historien Michel Goury s'emploie actuellement à retrouver sa trace, afin de lui consacrer une biographie. Quant au Grand Saint-Antoine, il a été, après de nombreuses hésitations, incendié et sabordé à son mouillage de Jarre, le 26 septembre 1720, "victime nécessaire à la ville de Marseille", selon les termes attribués à Chataud lui-même. En 1978, des plongeurs découvriront les restes du navire, enfouis dans le sable à moins de douze mètres de profondeur. Aujourd'hui, après avoir été fouillée, la grande ossature de bois, avec ses membrures et plusieurs mètres de quille, dort à nouveau dans la crique qui a vu se jouer le dernier acte d'une tragédie, comme peu de navires en ont provoqué au fil des siècles.
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