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La vérité sur le torpillage du « Lusitania »


J.M. de Decker


Quatre cheminées, peintes en noir du haut en bas, envahissent le périscope de l'U-20. Le lieutenant de vaisseau, Walter Schwieger, n'en croit pas ses yeux. Jamais encore un tel géant n'est passé à la portée de ses torpilles. Il n'a pas une seconde d'hésitation, car les ordres reçus au sortir de l'Emps, sept jours plus tôt, sont formels :
« Il faut s'attendre à voir de grands transports de troupes partir de Liverpool, du canal de Bristol et de Dartmouth. L'U-20 et l'U-27 appareilleront le plus tôt possible pour les attaquer. Ils gagneront leur poste au plus vite par le nord de l'Ecosse et y séjourneront tant que leurs approvisionnements le permettront... Ils attaquerons selon l'ordre de priorité suivant : les transports, les navires de commerce, les navires de guerre ».

Ce vendredi 7 Mai 1915, à 14.20 h. au large de l'Irlande, la chasse commence. Le paquebot est beaucoup plus rapide que le sous-marin et tout ce que peut espérer Schwieger, c'est qu'il rabatte vers l'Est et vienne s'offrir à ses torpilles. C'est justement ce qu'il fait. Ses cheminées grandissent à vue d'œil, sa coque commence à apparaître...

15.10 h., la torpille file à 22 noeuds, lancée du tube d'étrave, à 700 mètres. Et le capitaine Schwieger raconte :
« Il se produisit une explosion extraordinairement forte qui donna naissance à un très gros nuage montant bien au-dessus de la cheminée avant. Une deuxième explosion dut s'ajouter à celle de la torpille (chaudière, charbon ou poudre). Les superstructures au-dessus du point d'impact furent disloquées ainsi que la passerelle. Un incendie se déclara et la fumée enveloppa la haute passerelle. Le bâtiment stoppa immédiatement et prit très rapidement une forte bande sur tribord tout en s'enfonçant par l’avant... A l’avant, je pus lire son nom en lettres d'or : « Lusitania ».

Eh oui, c'est le « Lusitania » qui est en train de s'engloutir ainsi, 30.396 tonneaux, l'un des plus grand paquebots du monde, coulé par un seule torpille en cet après-midi du 7 Mai 1915. Sur les 1.959 personnes à bord, 1.198 vont périr, dont 124 Américains. Lorsqu'à 16.15 h., Schwieger donne un dernier coup de périscope, il n'y a plus sur la mer que quelques canots de sauvetage ballottés par les flots.

L'émotion énorme suscitée dans l'opinion américaine va porter un coup décisif aux neutralistes qui, avec le Président Wilson, voulaient maintenir l'Amérique hors de la guerre. Moins de deux ans plus tard, en jetant ses forces dans le conflit, celle-ci va décider de la victoire.

Pour les manuels d'histoire, le « Lusitania » était jusqu'aujourd'hui un paquebot inoffensif, victime d'un acte de piraterie. Mais depuis peu, un livre, des articles, le dépouillement des archives de Washington, de la Cunard Line et de l'Amirauté britannique sont venus brouiller l'émouvante image du martyr innocent, révélant que le « Lusitania » était armé de pièces d'artillerie et transportait une importante cargaison de munitions. Des plongeurs britanniques qui ont exploré l'épave ont pu y constater leur présence.

Il aura fallu attendre soixante-huit ans avant que soit déchirée la légende du « Lusitania », un des secrets militaires les mieux gardés de l'histoire et que la vérité se fasse jour.

Tout commence en 1903. Le 30 Juillet de cette année-là, l'Amirauté britannique signa un accord avec la compagnie transatlantique Cunard Lines. Un accord qui n'a jamais été rendu public et reste encore aujourd'hui incommunicable dans les archives secrètes de l'Amirauté, mais dont des enquêtes minutieuses ont dévoilé les lignes principales.

Selon cet accord, l'Amirauté assumait entièrement le finan­cement de la construction de deux paquebots : le « Lusitania » et le « Mauretania ». En échange, en cas de guerre, toute la flotte de la Cunard passerait sous l'autorité de l'Amirauté. En outre, la Cunard acceptait que celle-ci fixe les normes des deux nouvelles unités.
Ces palaces flottants, qu'on allait surnommer les « lévriers de la mer », prévus pour 2.300 passagers et un équipage de 900 hommes, devaient être à même de recevoir un armement de douze canons de dix pouces. Le « Lusitania », avec ses 230 mètres de long, des 26,70 mètres de tirant d'eau et sa formidable machinerie développant 68.000 CV, fut alors le plus grand navire du monde. La hauteur au-dessus de la ligne de flottaison dépassait celle d'un immeuble de sept étages ! Il effectua son voyage inaugural sur la ligne Liverpool-New-York le 7 Septembre 1907 et ravit bientôt le « Ruban Bleu » - détenu depuis 1897 par l'Allemagne- au « Kaiser Wilhelm II»: vitesse moyenne 25,88 noeuds contre 23,5.

Pour le public, il ne faisait aucun doute que seules des considérations d'ordre commercial : récupérer le trafic maritime, passagers et fret, que la suprématie allemande avait détourné des ports britanniques vers ceux de l'Allemagne, expliquaient les caractéristiques audacieuses du navire.

 


Le paquebot est transformé en croiseur

En février 1913, le Premier lord de l'Amirauté, Winston Churchill, convoqua dans ses bureaux le président de la Cu-nard, Alfred Both. «Je ne vous cache pas, lui dit-il, que selon nos estimations, la guerre va éclater avec l'Allemagne en Septembre 1914. Le moment est venu d'appliquer les clauses de notre accord ».

Winston Churchill voulait que trois des grands navires de la compagnie, le « Lusitania », le « Mauretania » et l'« Ivernia » reçoivent immédiatement les modifications nécessaires pour devenir des croiseurs auxiliaires armés. Deux mois plus tard, le « Lusitania » entrait en cale sèche à Liverpool. Sur toute sa longueur, l'espace compris entre le pont-abri et le pont supérieur fut entièrement recouvert d'un blindage riveté. La soute à charbon de réserve, située à l'avant de la chaudière n° 1, fut convertie en magasin. Un système spécial d'élévateurs et de casiers pour obus fut adapté le long des cloisons. À l'arrière du navire, une partie de la salle des dépêches devint un second magasin. Des plates-formes tournantes furent fixées sur le pont devant la passerelle et sur l'arrière-pont. Deux canons rapides de 152 étaient prévus sur chaque pont.

Toutefois, le navire ne reçut pas encore son armement. Pendant plus d'un an, il assura « normalement » son service. Mais, dès son retour de New-York, une semaine à peine après la déclaration de guerre, en Août 1914, il retourna en cale sèche. Cette fois, on y installa les pièces d'artillerie (six par bordée) et l’on garnit les magasins d'obus. Le 17 septembre, il fut inscrit comme croiseur auxiliaire armé sur les registres de la Navy.

Jusqu'alors, toutes les puissances maritimes du monde respectaient le même code de guerre. Il prévoyait- en ce qui concernait les navires marchands non armés - qu'ils soient arraisonnés par un navire de surface ou par un sous-marin -un coup de semonce, l'abordage et la fouille. S'il s'agissait d'un navire neutre, il était relâché. S'il s'agissait d'un bâtiment d'un pays belligérant, équipage et passagers étaient faits prisonniers et le navire et sa cargaison devenaient des prises de guerre. S'il était impossible de ramener la prise à un port, le navire pouvait être coulé.

En armant ses navires marchands, Churchill les empêchait d'invoquer ce code. Aucun sous-marin ne pouvait envisager de faire surface pour arraisonner et soumettre à la fouille un bâtiment puissamment armé.

À partir d'Octobre 1914, les capitaines de navires marchands reçurent une série d'ordres impératifs : défense d'obtempérer aux ordres des sous-marins allemands ; engager immédiatement le combat avec L’armement disponible ou en éperonnant l'agresseur ; tout capitaine se rendant avec son navire serait traduit devant une juridiction de l'Amirauté.

Churchill lui-même admit qu'il voulait obliger les sous-marins allemands à attaquer en plongée, au risque de s'en prendre à des bâtiments neutres, ce qui pouvait entraîner des frictions entre l'Allemagne et les puissances non encore en guerre.

Il recommanda aux navires britanniques de noircir leur nom et l'indication de leur port d'origine et d'arborer dans les eaux britanniques le pavillon d'un pays neutre. On peut lire, sur des instructions transmises à la Cunard, cette annotation manuscrite : « Faites savoir que dans ce cas, le mieux est de choisir le pavillon des États-Unis ».

Cette tactique se révéla payante et Churchill écrira plus tard avec une certaine satisfaction : « La première riposte britannique, sous ma responsabilité, fut de dégoûter les Allemands de L’attaque en surface. Les U-Boote durent recourir de plus en plus aux attaques en immersion, courant ainsi le plus grand risque de confondre neutres et navires britanniques, de noyer des équipages neutres et de brouiller ainsi l'Allemagne avec d'autres puissances ». N.D.L.R. «Je ne nomme personne, mais suivez mon regard »)


Le «Lusitania » est réquisitionné

Le 24 Septembre 1914, l'Amirauté informa la Cunard que le « Lusitania » était réquisitionné pour assurer une liaison rapide entre Liverpool et New-York. L'Amirauté devait fixer la route à suivre. La compagnie gardait le droit d'utiliser tout l'espace laissé libre par la cargaison du gouvernement dans le sens Amérique-Grande-Bretagne, après accord avec le représentant de l'Amirauté à New-York.

Un problème se posait : comment camoufler les marchandises de l'Amirauté (armes et munitions) en innocentes denrées ? Les Américains avaient l'habitude de communiquer chaque jour au public les manifestes des cargaisons des navires partis la veille d'un de leurs ports. Ces informations intéressaient d'abord les Alliés, qui savaient ainsi quand des navires neutres transportaient de la contrebande pour l'Allemagne. Elles intéressaient également les Allemands qui pouvaient, grâce à cela, choisir les cibles de leurs sous-marins.

Les Anglais découvrirent dans les règlements du port de New-York une faille qui leur permit de tourner cette difficulté. Le receveur des douanes ne donnait l'autorisation de lever l'ancre qu'après avoir reçu une copie conforme du manifeste. Mais un paquebot ignore souvent jusqu'à la dernière minute le nombre de passagers qu'il va transporter ; il lui arrive aussi d'embarquer des marchandises peu avant son départ. Un second manifeste était alors prévu. Il devait être remis après le départ et mentionner ces chargements supplémentaires.

Les Anglais prirent alors l'habitude de donner un manifeste factice pour obtenir de lever l'ancre. Une fois le paquebot en mer, au bout de trois ou quatre jours, ils envoyaient à New-York les documents exigés avec un inventaire exact de la cargaison.

D'autre part, le Département d'État américain interdisait le transport d'armes et de munitions de guerre sur les navires de passagers. Les Anglais tournèrent également cette difficulté. Les munitions furent baptisées « cartouches de chasse ». Celles-ci pouvaient être transportées sur les paquebots à condition de porter une étiquette : « Non susceptibles d'exploser dans leur emballage ».

Le 24 Septembre 1914, la Cunard fut informée par l'Amirauté que le « Lusitania » devait reprendre d'urgence son service régulier mais que ses itinéraires seraient dorénavant communiqués directement à son commandant, qui ne pourra plus recevoir de consigne de sa compagnie, sauf autorisation de l'Amirauté. En d'autres termes, le paquebot était réquisitionné pour faire de la contrebande dans l'intérêt supérieur de la patrie !

Ces divers bouleversements ne plurent pas au commandant du « Lusitania », le vieux loup de mer qu'était le capitaine Dow. Il le fit savoir au président de la Cunard, fin février 1915, après avoir échappé de peu à un sous-marin allemand alors que le paquebot filait vers New-York. Il ne refusait pas de commander un bâtiment marchand en quelle que mer que ce soit et avec toute cargaison, mais il n'acceptait pas de prendre sous sa responsabilité une bombe flottante avec des centaines d'innocents comme passagers.

Alfred Booth chercha un autre commandant pour le « Lusitania ». Son choix se porta sur William Thomas Turner, une « figure » de la marine britannique. Surnommé « Bill Chapeau Rond » à cause du couvre-chef dont il ne se séparait que sur la passerelle, Turner avait la réputation d'un homme de mer très compétent, encore que de caractère pas commode. Il le confirma tout de suite, lorsqu'après avoir inspecté minutieusement son nouveau navire, il remit à la Cunard un rapport soulignant les innombrables défaillances de celui-ci dont les principales étaient l'incompétence du personnel et de graves défauts mécaniques dans la machinerie qui rendaient, par exemple, impossible la manœuvre « arrière toute ».

« Bill Chapeau Rond » obtint gain de cause sur quelques points, mais la machinerie fut laissée en état - il faut dire que le navire était parfaitement manœuvrable malgré le défaut signalé ci-dessus - et le personnel, à quelques exceptions près, resta en place.
Le 17 Avril 1915, le « Lusitania » leva l'ancre pour la dernière fois de Liverpool. Sur sa poupe, nul signe, nul nom, nul trace de port d'attache ; au mât aucun pavillon ne flottait... Pourtant, la traversée se déroula sans histoire.
Dès son arrivée à New-York, il allait déclencher une singulière bataille politique. La grande cité est-américaine grouillait littéralement d'espions de tous bords, parmi lesquels les Allemands n'étaient pas les moins actifs. Par la force des choses, le conflit européen avait ses prolongements dans le Nouveau Monde. Les Britanniques s'efforçaient de hâter l'engagement des États-Unis, tandis que les Allemands s'acharnaient à les maintenir dans la neutralité le plus longtemps possible.
Or un grave incident était survenu le 28 Mars précédent. Le cargo-mixte anglais « Falaba », transportant entre autres des explosifs et du matériel de guerre, avait été torpillé par un sous-marin allemand à l'entrée de la Manche. Parmi les victimes : un citoyen américain. La presse new-yorkaise se livra à de violentes attaques contre l'Allemagne. À laquelle celle-ci répondit, par le truchement de son ambassade à Washington que c'était le sort qui attendait tous les voyageurs qui traversaient l'Atlantique sur un navire battant pavillon britannique ou celui de l'un quelconque des Alliés de la Grande-Bretagne.


Le dernier départ

« Morte » : ainsi étaient signés, de façon apocalyptique, les télégrammes que reçurent un certain nombre de passagers avant leur embarquement à New-York, sur le « Lusitania », le 1er Mai 1915. Ces télégrammes anonymes annonçaient une catastrophe imminente. Le milliardaire, Alfred G. Van­derbilt, aurait reçu même l'avertissement suivant : « On sait, de source sûre, que le « Lusitania » va être torpillé. Vous feriez mieux d'annuler votre voyage ».

Mais ni Vanderbilt, ni les 1.257 autres passagers n'avaient prêté attention à cette mise en garde. Aucun sous-marin allemand, pensaient-ils, n'oserait attaquer un navire transportant des civils, et encore moins si une centaine de ceux-ci étaient américains. De toute façon, aucun sous-marin ne pouvait rattraper le « Lusitania » qui, à trois reprises, avait conquis le « Ruban Bleu ». Ces passagers auraient probablement été moins sereins, s'ils avaient su que les cales du paquebot contenaient des munitions destinées à la Grande-Bretagne.

La cargaison non-officielle du navire - et qui ne devait donc pas figurer sur le premier manifeste - consistait en 1.639 lingots de cuivre, rangés au fond de la cale, plus 1.248 caisses d'obus de 46. Sur le faux pont principal étaient entreposées 76 caisses de tiges de cuivres et 4.927 boites de 1.000 cartouches, dotées d'une amorce au fulminate de mercure. Le poids total de la cargaison était de 173 tonnes, dont 10 tonnes et demie d'explosifs. À l'aube du vendredi 30 Avril, 200 tonnes supplémentaires de matériel étaient chargées, comprenant encore une quantité importante de munitions.

Quelques minutes avant le départ, ce 1er Mai 1915, le commandant Turner descendit de la passerelle pour prendre ses ordres de route. On lui répondit qu'on n'en avait pas reçu et qu'il n'avait qu'à suivre l'itinéraire habituel. On l'informa pourtant qu'à une quarantaine de milles à l'ouest du Fastnet et à dix milles au sud, des éléments de la division E de croiseurs l'y attendraient pour l'escorter et le protéger. En fait de division de croiseurs, il n'y avait que le vieux « Juno »... lequel sera absent au rendez-vous !

Le « Lusitania » appareilla pour son dernier voyage peu après midi ; sur les quais comme sur le pont du bateau, ce n'était pas l'euphorie des grands départs. Le malaise augmenta sensiblement sur la passerelle lorsque, quelque temps après l'appareillage, on découvrit trois passagers clandestins à bord. Des Allemands. Sans doute des hommes des services spéciaux. On n'a jamais su leur identité, ni l'objet de leur mission

Le mercredi 5 Mai, Churchill, prêt à partir pour Paris, passa à l'Amirauté. Dans la salle des cartes, il étudia les informations reçues dans les dernières heures sur les mouvements des sous-marins allemands. Depuis le début de la guerre, l’Angleterre avait « cassé » le code de la marine allemande et connaissait, dès lors, la position de toutes les unités allemandes avec une très grande précision.

                 

La carte révéla que le sous-marins «U 30» et «U 20» croisaient au large du Fastnet Rock, non loin du disque représentant le croiseur « Juno » et d'un autre plus grand, le « Lusitania ». Si l'« U 20» ne bougeait pas, il allait découvrir le lendemain matin le « Lusitania », et le « Juno » ne serait pas loin. S'il se dirigeait vers l'Ouest, la rencontre aurait lieu plus tôt. L'amiral Oliver, chef d'État-Major de la Marine, fit remarquer à Churchill que le « Juno » n'était pas de taille à affronter un sous-marin et suggéra que des éléments de la flottille de destroyers de Milford Haven soient envoyés pour le soutenir.

C'est sur cette proposition que se terminent les comptes rendus du « Journal de Guerre de l'Amirauté ». La décision prise ensuite fut-elle la cause du désastre ? Toujours est-il que, le 5 Mai à midi, l'Amirauté annonçait que la mission du « Juno » était terminée et que le croiseur retournait à Queenstown. Aucun destroyer ne fut envoyé pour protéger le « Lusitania ». À partir de ce moment, le paquebot ignora qu'il terminerait sa traversée sans escorte et que sa route le rapprocherait inexorablement du sous-marin allemand «U 20 ».

Sur l'« U 20 », le capitaine Schwieger était loin de se douter du drame qui se préparait. Marin prudent, il n'entendait pas exposer son navire et son équipage à des dangers inutiles. Après avoir coulé dans la journée du 5 Mai deux vapeurs anglais, le « Candidate » et le « Centurion », il décida en fin de journée de rester au sud de l'entrée du canal de Bristol, plutôt que d'aller s'embusquer devant Liverpool, où il aurait eu pourtant plus de chance de faire encore un « carton ».

 

Message tardif au «Lusitania »: «Attention sous-marins!».

Les attaques de l'a U 20» furent rapidement connues à Londres. Pourtant aucune mesure ne fut prise. Et ce ne fut que le 6 mai, à 7 heures du soir, soit vingt neuf heures après la première attaque, que le commandant Turner reçut un court message de l'Amirauté : « Sous-marin en opération au large de la côte sud-ouest de l'Irlande ». Que devait-il faire ? Il n'avait pas le droit de se dérouter sans un ordre de l’'Amirauté. Ses instructions lui enjoignaient de gagner Liverpool en passant par le sud de l'Irlande. Il réduisit sa vitesse afin de doubler le Fastnet Rock pendant la nuit.

Le matin du 7 Mai à L’aube, le commandant Turner monta sur le pont. La visibilité était de 50 mètres. Quelque part devant lui, pensait-il, le « Juno » l'attendait. Il réduisit la vitesse à 15 noeuds et fit actionner la sirène de brume pour avertir le croiseur. Mais le « Juno » était déjà à 100 miles à l'est, à quelques encablures de Queenstown, et ne pouvait l'entendre.

Mais à 120 miles à l'ouest, attendant immobile que les batteries du l'« U 20» se rechargent, le capitaine Schwieger, debout dans son habitacle, contemplait le brouillard. Si celui-ci ne se levait pas, il ne lui resterait plus qu'à rejoindre sa base en contournant Fastnet Rock. A onze heures, il décida de naviguer en plongée, de refaire surface une heure plus tard pour jeter un coup d'œil, puis de rentrer.

Autour du « Lusitania », le brouillard commençait à se lever. Turner ordonna de passer de 15 à 18 noeuds. Un message lui apprit qu'un sous-marin allemand se cachait au milieu du canal Saint George. Il chercha le « Juno » et, ne le trouvant pas, pensa l’avoir perdu dans le brouillard. Flairant un danger, il décida de naviguer au plus près de côtes. Décision qui allait dans le sens d'un message de l'Amirauté qu'il recevra un peu avant 11 heures lui enjoignant de se diriger vers Queenstown.


La tragédie

Aux alentours de 11 heures, sans le savoir, le commandant Turner et le capitaine Schwieger faisaient route l'un vers l'autre pour des raisons différentes : le commandant du paquebot, informé de la présence d'un sous-marin au milieu du canal St. George, avait abattu vers la côte ; l’Allemand, décidé à prendre le chemin du retour, avait aussi rabattu dans l'espoir de « cueillir » une proie aux environs de Queenstown.

Dès lors, les choses allaient aller très vite.

À midi, Schwieger, en plongée, entendit un bruit d'hélice au-dessus de lui. C'était le « Juno » qui regagnait Queenstown. À midi 15, le « Lusitania » amorça un grand virage sur bâbord pour se rapprocher de la côte. À 13 h 20, Schwieger découvrait une fumée à bâbord de l'« U 20 ». « Quatre cheminées, plus de 25.000 tonneaux, plus de 22 noeuds, c'est le « Lusitania » ou le « Mauretania », cria-t-il à son équipage. Plongée ! Aux postes d'équipage ! Branlebas de combat : « L'U 20 », qui n'y croyait plus, allait réaliser le dernier « carton » de sa croisière. Et quel carton !

«A 15 h 10, coup direct à l’étrave. Distance 700 mètres, angle d'intersection 90° », révèle le journal de bord de Schwieger. Puis, une série d'explosions. En dix secondes, l'énorme paquebot avait pris une gîte de 15%. Impossible de se maintenir debout sur le pont. Après la deuxième explosion, ce fut la panique. Les chaloupes de tribord étaient suspendues au-dessus du pont. Les chaloupes de bâbord étaient trop loin de la coque. La gîte s'accentuait. Turner se rendit compte que le « Lusitania » allait chavirer à moins qu'il touche le fond.

Quatre minutes s'étaient écoulées depuis que le paquebot avait été touché et le pont était déjà complètement submergé. À travers les hublots - dont soixante -quatorze au moins étaient ouverts - l'eau se précipitait à l'intérieur à raison de trois tonnes à la minute. Bientôt, l'arrière se souleva, les énormes hélices surgirent hors de l'eau. Mais l'étrave toucha le fond. La masse de métal se stabilisa pendant quelques secondes, pivotant sur sa pointe.

Sur le pont, les passagers et l'équipage essayaient toujours de mettre les chaloupes à la mer. Tandis que l'arrière du « Lusitania » demeurait immobile au-dessus des vagues, les cloisons des chaudières cédaient. La chaudière n° 3 explosa, provoquant l'explosion en chaîne de la soute n° 3. Lorsque la fumée se dissipa, le « Lusitania » avait disparu. Six de ses 48 chaloupes de sauvetage flottaient parmi les épaves de celles qui s'étaient écrasées contre la coque et avaient chaviré. Pas un seul navire de secours n'apparaissait à l'horizon.

Peu après 14 heures 15, l'amiral Coke, avait été informé que le « Lusitania » avait envoyé un S.O.S. : « Arrivez d'urgence, grosse gîte ». Estimant que le paquebot devait se trouver à environ 10 miles au sud du phare Old Head de Kinsale, il avait ordonné immédiatement au « Juno », qui était arrivé au port vers midi, de repartir sur les lieux de la catastrophe. À peine, le croiseur avait-il appareillé qu'un message du phare annonça que le « Lusitania » avait coulé.

Vers 15 heures, le Premier lord de l'Amirauté, John Fisher, apprit la nouvelle avec un calme apparent. Mais lorsqu'il sut que le « Juno » avait repris la mer, il réagit avec violence. Le « Juno » n'était pas en état d'affronter une attaque de sous-marin. Il fallait le rappeler immédiatement ! Ce ne fut donc que deux heures après la catastrophe qu'un navire de secours arriva sur les lieux. Parmi les débris flottants, 761 survivants furent recueillis ; 1.198 personnes avaient péri, dont 124 Américains.


La tragédie

Le désastre souleva une émotion considérable dans le monde entier. Cependant dans certaines sphères, on s'employa soigneusement à dissimuler la vérité. À l'Amirauté, on décida de faire comparaître le commandant Turner devant un tribunal. On prétendit qu'on ne lui avait jamais envoyé le message fatidique qui, selon lui, lui avait enjoint de changer de cap pour joindre Queenstown. Lord Mersey, nommé par le juge pour présider la commission d'enquête, reçut d'un haut fonctionnaire de l'Amirauté une lettre lui précisant que « pour des raisons politiques, le commandant Turner devait être sévèrement blâmé ». Lord Fisher, Premier lord de l'Amirauté décida sur base de preuves douteuses que Turner « n'était pas un naïf, mais un coquin » et qu'il avait été probablement payé par les Allemands. Churchill partagea cette opinion.

Wesley Frost, consul des États-Unis à Queenstown, obtint de tous les Américains survivants une déposition qui fut transmise au Département d'État et au ministère britannique du Commerce. Aucune de ces déclarations ne figura jamais dans les dossiers anglais ou américains.

Le ministère du Commerce anglais recueillit sous serment les dépositions des 289 survivants de l'équipage. On n'en trouve plus que 13 aujourd'hui dans les archives et elles manquent toutes, à un point étonnant, d'originalité. Mais celles, signées par des marins et très, déplacent le point d'impact de la torpille de l'avant, à l'arrière ou au milieu du navire. Et toutes commencent par la même phrase : «Au moment de l'appareillage, le navire était en bon état. Il était désarmé, sans moyen de se défendre contre un ennemi ou de l'attaquer. Il n'a jamais été doté d'un équipement militaire... »

Lord Mersey s'aperçut qu'il avait été induit en erreur par le gouvernement et rendit un verdict qui innocentait le capitaine Turner. Mais le texte de la sentence venait confirmer les thèses officielles. La commission d'enquête concluait, en effet, qu'il n'y avait pas eu d'explosion à bord du « Lusitania », sinon celle des deux torpilles et qu'il ne transportait ni troupes, ni marchandises de contrebande.

Version qui ne tient plus, suite aux témoignages - non téléguidés ceux-là - de quelques survivants et aux constatations des plongeurs britanniques qui ont visité l'épave. L'« U 20» n'a tiré qu'une seule torpille contre le paquebot et ce ne fut pas la première explosion après l'impact qui coula celui-ci. La torpille n'avait pas pénétré dans la première salle des chaudières, ni dans la soute adjacente. La chaudière n'avait pas explosé tout de suite. Ce ne fut donc pas cette chaudière n° 1 que la torpille avait frappé, mais quelque chose qui se trouvait à l'avant : sans aucun doute les quelque six millions de cartouches ou les obus de 76 de la Béthleem Company.

Le 20 Septembre 1917, le sénateur américain La Follette déclara dans un discours à Saint Paul, Minesota que le « Lusitania » transportait des munitions. Le Sénat se hâta de prononcer son exclusion. Pour se défendre, La Follette demanda que soit publié le véritable manifeste du « Lusitania ». On refusa de suivre sa suggestion. Dudley Field Malone, le receveur des Douanes de New-York, proposa de venir témoigner en sa faveur. Le Sénat américain préféra laisser tomber l'affaire.

Aujourd'hui, soixante huit ans après, la lumière est faite sur l'affaire du « Lusitania ». Cette affaire n'est pas à l'honneur du gouvernement anglais de l’époque. Il faut toutefois rendre à la Grande-Bretagne que ce sont ses historiens, ses chercheurs et ses plongeurs qui ont permis de rétablir la vérité sur un épisode qui fut déterminant dans l'évolution de la première guerre mondiale.

 

 

 

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